lundi 30 mai 2011

Stephan Zweig Le joueur d'échecs



 Quand ce texte paraît à Stockholm en 1943, Stefan Zweig, désespéré par la montée et les victoires du nazisme, s'est donné la mort l'année précédente au Brésil, en compagnie de sa femme. La catastrophe des années quarante lui apparaissait comme la négation de tout son travail d'homme et d'écrivain. Le joueur d'échecs est une confession à peine déguisée de cette désespérance.


[...] Au début , j'étais encore  capable  de jouer avec  calme et réflexion , je faisais une pause entre les parties  pour me  détendre un  peu . Mais  bientôt  mes   nerfs irrités ne me  laissèrent plus  de  répit. A peine   avais-je joué avec les  blancs   que les  noirs se  dressaient  devant moi ,frémissants. A peine une partie  était -elle finie qu'une  moitié de  moi-même   commençait   à défier l'autre , car  je  portais  toujours en  moi un  vaincu  qui  réclamait  sa revanche. Jamais je ne pourrai  dire,  même à  peu  près, combien  de parties j'ai  jouées  ainsi   pendant les derniers  mois dans ma cellule, poussé  par mon insatiable  égarement  -peut-être mille ,  peut-être davantage.  J'étais possédé   et je ne pouvais m'en  défendre. Du matin  au  soir, je ne  voyais que pions,  tours, rois  et  fous  et je n'avais en  tête  que   a,b,et  c,  que mat  et roque. Tout  mon  être,  toute  ma  sensibilité se  concentraient   sur les  cases  d'un échiquier imaginaire . La  joie  que  j'avais  à  jouer , était   devenue un désir  violent, le  désir  d'une contrainte, d'une manie, une  fureur  frénétique  qui  envahissait  mes  jours et mes nuits. Je ne pensais plus  qu'échecs,  problèmes  d'échecs, déplacement  des pièces. Souvent ,  m'éveillant  le  front  en  sueur, je m'apercevais  que  j'avais  continué  à  jouer  en  dormant. Si  des figures humaines paraissaient  dans mes  rêves, elles  se  mouvaient  uniquement à la  manière  de la  tour, du  cavalier , du  fou . A  l'audience aussi ,  je ne parvenais plus à  me  concentrer sur  ce  qui   engageait ma responsabilité;  J'ai  l'impression  de  m'être  exprimé assez obscurément les  dernières  fois  que je  comparus, car les juges  se jetaient  des  regards  étonnés. En  réalité, tandis  qu'ils menaient leur   enquête  et leurs  délibérations, je n'attendais,  dans ma  passion  avide,   que le moment d'être   reconduit  dans ma cellule pour y reprendre mon  jeu  , mon jeu de  fou. Une autre  partie,  et  encore une  . [...]

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