dimanche 15 mai 2011

" Je relis , lentement , lucidement ... " Fernando Pessoa



"       Je relis,  lentement, lucidement  morceau  par morceau ,  tout  ce que j'ai écrit .
  Et  je trouve que  celà  est nul,  et  que j'aurais mieux  fait  de ne pas l'écrire.  Les choses  réalisées, que  ce  soit des  phrases  ou  des empires, acquièrent  de  ce seul  fait, le  pire  côté des  choses  réelles, dont nous savons  bien  qu'elles sont périssables. Ce n'est pas  celà , cependant que je ressens  et  qui  m'afflige, au  cours de  ces  lentes heures où  je me  relis  Ce qui  m'afflige réellement, c'est que celà  ne  valait pas la peine  de les écrire, et que le  temps  perdu  à  le  faire, je ne l'ai  gagné que dans l'illusion, maintenant  évanouie ,  que  celà en  valait la peine.
Nous cherchons tous  quelque  chose par  ambition mais , ou bien nous ne réalisons pas cette  ambition , et nous  voilà pauvres, ou bien  nous croyons la réaliser, et nous voilà  tout à  la  fois riches  et fous.
Ce qui  m'afflige , c'est que le meilleur  de ce que j'ai  écrit soit mauvais, et qu'un autre -s'il  existait  cet autre  dont je rêve- l'aurait fait  bien mieux que  moi. Tout ce que nous faisons, dans l'art ou  dans la vie, est la copie imparfaite de ce que nous avons cru  faire.  Tout  trahit,  non seulement la perfection extérieure,mais encorre la perfection intérieure; tout celà  manque non seulement à  la règle  de ce  qui  devrait être, mais aussi  à  la  règle  de ce que nous  pensions pouvoir  être.  Nous  ne sommes pas  seulement creux au-dedans, nous le sommes aussi  au dehors, parias de l'expectative  et de  ses promesses.
 Avec  quelle vigueur  d'une âme  fermée sur elle-même ai-je  écrit page après page ces  textes reclus, vivant  syllabe  par  syllabe  la  magie  fausse, non pas de  ce que j'écrivais, mais de ce que je croyais écrire. Sous  quel  charme , quel  ironique enchantement me suis-je  cru  poète de ma prose,  en  ces  moments ailés où  je la  sentais  naître, plus rapide que les mouvements de  ma plume,  comme une revanche trompeuse sur les insultes de la  vie !  Tout  celà  pour voir aujourd'hui , en me relisant,  mes  pantins crevés,  perdant leur paille par les  trous et  se  vidant  sans même avoir  été  ... "

Le  livre  de l'intranquillité   169 ,  juin  1931

2 commentaires:

  1. Et toujours le doute, mais il vaut mieux se risquer dans l'imparfait que de ne pas prendre de risque du tout, ou ne pas oser montrer ce qu'on fait ( par crainte du jugement d'autrui ?)

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  2. Tous les artistes je pense passent par ces moments de profond découragement Ce n'est pas étonnant chez ce penseur terriblement pessimiste mais on en peut qu'admirer davantage la force et la vitalité qui se manifeste dans ses écrits quasi lyriques sous d'autres pseudonymes .
    Et sur ta reflexion générale , je dirai oui, il faut oser. Si on est sincère , authentique , si l'on traduit ce qu'on ressent réellement il faut s'offrir au jugement d'autrui et espérer trouver chez quelques uns l' écho de nos émotions. Seule façon pour le poète d'espérer vaincre sa solitude ! Mais ça demande un certain courage ,une certaine forme d'humilité !

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