lundi 26 novembre 2018

Le chardon bleu des sables


En  hommage  à  Alain  Badiou :



Paroles sur  la  dune
(les  Contemplations)

Maintenant que mon temps décroît  comme  un flambeau,
Que mes Tâches sont  terminées ;
Maintenant  que  voici  que   je touche au tombeau
Par les deuils et  par  les années,

Et qu’au fond de  ce  ciel que  mon essor rêva,
Je vois fuir, vers  l’ombre  entrainées,
Comme le tourbillon du  passé qui s’en  va,
Tant de belles  heures sonnées ;

Maintenant que je dis : --Un jour, nous triomphons ;
Le lendemain,  tout  est   mensonge ! –
Je suis triste, et  je marche   au bord des flots  profonds,
Courbé comme celui qui  songe.

Je  regarde,  au-dessus du mont et  du  vallon,
Et des mers sans fin  remuées,
S’envoler,  sous  le  bec du  vautour   aquilon,
Toute la toison des  nuées ;

J’entends le  vent  dans l’air, la mer sur le récif,
L’homme  liant   la gerbe   mûre ;
J’écoute,  et   je confronte  en  mon esprit  pensif
Ce qui  parle  à  ce qui  murmure ;


Et  je reste  parfois  couché sans  me  lever
Sur  l’herbe  rare de  la dune,
Jusqu’à l’heure  où l’on  voit  apparaître et  rêver
Les  yeux sinistres de   la  lune.

Elle  monte,  elle  jette  un long  rayon dormant
A l’espace,  au  mystère, au gouffre ;
Et nous  nous regardons tous les deux  fixement,
Elle qui  brille et   moi  qui  souffre.

Où donc s’en sont  allés mes jours évanouis ?
Est-il quelqu’un qui  me  connaisse ?
Ai-je encor  quelque  chose  en mes  yeux éblouis,
De la clarté de  ma  jeunesse ?

Tout s’est-il  envolé ? Je suis seul,  je suis  las ;
J’appelle  sans qu’on  me  réponde ;
O vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu’un souffle,  hélas !
Hélas !  ne suis-je aussi  qu’une onde ?

Ne  verrai-je  plus  rien  de  tout  ce que  j’aimais ?
Au dedans de moi  le  soir  tombe.
O terre, dont   la  brume  efface   les sommets,
Suis-je  le spectre,  et  toi  la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour,  joie, espoir ?
J’attends,  je  demande,  j’implore ;
Je  penche  tour   à  tour mes  urnes  pour  avoir
De chacune  une  goutte encore !



Comme le souvenir est voisin  du  remord !
Comme  à  pleurer  tout   nous ramène !
Et que je  te sens  froide  en  te touchant,  ô mort,
Noir verrou de  la  porte  humaine !

Et je  pense, écoutant  gémir  le  vent  amer,
Et  l’onde  aux  plis infranchissables ;
L’été rit ,  et  l’on voit  sur le  bord de  la  mer
Fleurir le chardon  bleu  des sables  .

(Victor  Hugo , 5 Août  1854)