vendredi 1 avril 2011

Fernando Pessoa / Ricardo Reis : Les joueurs d'echecs


 




Ricardo Reis/Fernando Pessoa - Ouvi Contar Que Outrora

Les joueurs   d'echecs

J'ai  entendu conter que jadis, quand la Perse
Connut je ne sais  quelle guerre,
Pendant que  l'invasion  s'embrasait  dans la  Ville
Et que hurlaient les femmes,
Ils  étaient  deux joueurs d'échec  et ils jouaient
A leur jeu  ininterrompu.

 A l'ombre  d'une  ample frondaison,  leurs regards
étaient rivés  à l'échiquier antique,
Et,  au coté de chacun  d'eux, en prévision
Des moments de répit,
Quand il avait  bougé une pièce, et  qu'alors, 
Il attendait  son adversaire,
Une  cruche  de vin était là qui  rafraîchissait
Sa sobre  soif.

Et  les maisons  brûlaient, et  on  mettait  à  sac
Les  coffres,  les  enceintes,
Violées , les  femmes étaient  plaquées
Contre les murs jetés à  bas,
Percés  de lances,  les enfants n'étaient  
Que  sang à travers  rues....
Mais  là  où  ils  se trouvaient, près de la ville
Et loin  de son  vacarme,
Nos deux joueurs d'échec jouaient
 Au  jeu  d'échecs.

Qu'à  travers les messages d'un vent  de solitude
Leur parvinssent  les  cris,
Que ,  dans la  reflexion  montât  du  fond de l'âme
L'intuition  que  leurs femmes,
Comme leur  tendres filles, étaient  violées sans doute
A si  proche  distance,
Que  dans le moment  même  où   ces pensées venaient
Légère  une ombre 
Passât sur leur  front  vague, leur  front  indifférent,
Vite  leurs yeux paisibles
Rendaient toute leur  attentive  confiance
A leur  vieil  échiquier.

Lorsque le roi  d'ivoire est en péril,
Qu'importent la chair et les os
Des  soeurs,  des mères, des enfants ?
Lorsque la  tour  ne couvre plus
La retraite  de la  dame blanche, le sac
N'a guère  d'importance.
 Et  lorsque la  main  assurée met en  echec
Le roi de l'adversaire
Dans l'âme  peu  importe que là-bas
Filles et fils   soient à  périr.

Quand   au-dessus  du mur  , tout  soudain surgirait  
La face forcenée
De  quelque  envahisseur  en  armes, quand bien  vite
Devrait s'effondrer  ici  même
En sang,  le solennel  joueur  d'échecs,
Le moment précédent
(Encore  dédié  à  calculé un coup
Dont l'effet portera des heures
Plus tard)  est consacré au jeu chéri
Des  grands indifférents.

S'écroulent les cités, souffrent les peuples,  cesse
La  liberté,  cesse la vie,
Les  bien   tranquilles  hérités des  aïeux soient
La  proie de feu, de la rapine,
Mais quend la guerre interrompra  le  jeu, le roi
Puisse-t-il  n'être pas échec,
Et l'ivoire du  pion  le plus avancé, être
Prêt à prendre la tour.

Mes  frères en l'amour  d'Epicure,
Nous qui le  comprenons
D'après nous-mêmes ,  plus que  d'après lui,
Apprenons  dans l'histoire
Des paisibles joueurs d'échecs
 A passser  notre  vie.

Que nous importe peu tout le  sérieux du  monde,
Sa  gravité nous soit légère,
Puisse le naturel  élan de nos instincts
Céder  au  palisir  inutile
(Sous l'ombre  tranquille  de quelque  frondaison)
De jouer une  bonne partie.

 Ce  que  nous retirons de la vie inutile
A  autant  de  valeur -
Gloire, renommée,amour,  science , vie -
Que si  c'était  tout  juste le souvenir
d'une partie  gagnée
Sur un  joueur meilleur  que  soi.

Comme un fardeau trop  riche ainsi  la gloire pèse,
La renommée est une  fièvre,
L'amour , chose  sérieuse et  soucieuse  fatigue,
La science ne trouve jamais,
Et  la  vie passe  et fait souffrir, car  elle
lesait bien ...  La partie  d'échecs
Investit l'âme entière, mais  , perdue,  elle  y pèse
Peu, car  elle n'est rien.

Ah,  sous  les ombres  qui  à leur insu  nous aiment,
Une cruche de vin
A portée de la main , attentifs aux manoeuvres
Inutiles du  joueur  d'échecs,
quand bien  même le jeu  ne serait qu'un rêve,
Qu'il  n'y ait pas de partenaire,
Pour modèle prenons les Perses de ce conte,
Et  tandis  qu'au  dehors,
De près,  comme de  loin, guerre , patrie  et  vie
Nous appellent, eh  bien  laissons-les
 Nous appeler  en vain,  et  que chacu  de nous
Sous les ombres amies
Reste à rêver, lui  les partenaires, et l'échiquier
Leur  indifférence.






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