Envie et Charité
L'envie ( Invidia)
C'est l'avant dernier panneau vers l'enfer , le dernier figurant le Desespoir
Son sens est éclairé par la vertu " l'Espérance" en echo sur le mur opposé.
Le message est clair : une vieille femme laide brûle déjà dans les flammes de l'enfer , serrant une bourse symbole des biens matériels. , Son visage est déformé par des oreilles démesurées et le serpent qui sort de sa bouche (j'ai oublié le sens des cornes orientées vers le bas ) .
A ces symboles evidents , il faudrait ajouter que le feu caractérise ici , la nature insatiable de l'envie . Il est un des très rares détails colorés de la suite de figures . Le serpent ne sort pas seulement de la bouche mais se retourne vers le visage de la femme, marquant l'origine du mal dans son propre esprit , pour former un cercle infernal ; l'envie se nourrit et se torture de sa propre malveillance. .Interaction des images : comme pour toutes les passions les plus difficiles à contenir la figure sort de son cadre et les éléments qui sortent du cadre, la main droite qui semble dans l'action de pousser et le serpent de la parole venimeuse , sont dans la succession des figures en relation avec le desespoir symbolisé par une femme qui s'est pendue. La bourse qu'elle retient de sa main gauche est foulée aux pieds par la Charité .
Sources iconographiques :
Ovide ; les Métamorphoses II
(L'envie et la métamorphose d'Aglauros )
L'Envie (II, 752-832)
Cependant la guerrière Pallas lance sur Aglauros un farouche regard. Elle soupire, et ce profond soupir soulève fortement son sein robuste et son égide redoutable. Elle se souvient que la main profane d'Aglauros a trahi son secret, lorsque, contre la foi donnée, elle découvrit à ses sœurs cet enfant né sans mère, enfanté par le dieu de Lemnos. Elle ne peut souffrir qu'elle se rende agréable à Mercure, qu'elle serve sa sœur, ni qu'elle s'enrichisse de l'or que son avarice a demandé.
Soudain la déesse porte ses pas vers les profondes vallées, où l'Envie a fixé son séjour. C'est un antre horrible, toujours souillé d'un noir venin, où le soleil craint de laisser entrer ses rayons; où l'haleine des vents ne pénétra jamais; où règne, avec la tristesse, un froid éternel, et que couvrent les humides ténèbres, et que remplissent d'épais brouillards.
[765] Dès que la déesse des combats est arrivée au seuil de cet affreux palais, elle s'arrête (car il n'est pas permis aux dieux de le franchir). Du bout de sa lance elle frappe les portes, et les portes retentissantes s'ouvrent à l'instant. Elle aperçoit, au fond de l'antre, le monstre qui se nourrit de vipères, aliment de ses noires fureurs. Elle le voit, et détourne les yeux. Abandonnant alors les restes impurs de ses serpents à demi rongés, l'Envie se lève pesamment de la terre, et s'avance d'un pas incertain. À la vue de la déesse brillante de sa beauté et de l'éclat des armes qui la couvrent, elle frémit et soupire.
La pâleur habite sur son affreux visage; son corps horrible est décharné; son regard louche est sombre et égaré. Une rouille livide couvre ses dents; son cœur s'abreuve de fiel, et sa langue distille des poisons. Le rire s'éloigne de ses lèvres, ou ne s'y montre qu'à l'aspect d'une grande infortune. Sans cesse agitée par les soucis vigilants, le sommeil fuit ses paupières; elle souffre et s'irrite du bonheur des mortels. Elle tourmente; elle est tourmentée elle-même : c'est son supplice. La déesse, surmontant l'horreur qu e le monstre lui inspire fait entendre ces mots : "Verse tes poisons dans l'âme d'une des filles de Cécrops; Aglauros est son nom. C'est tout ce que j'exige de toi". Elle dit, et soudain, frappant la terre de sa lance, elle s'élève dans les airs.
[787] L'Envie suivant d'un œil oblique le vol de la déesse, fait entendre quelques murmures confus, et s'afflige du succès même qu'aura pour un autre le mal qu'elle va faire. Elle prend en main son bâton tortueux, hérissé d'épines; un nuage noir l'enveloppe; elle part : et, sur son chemin, les campagnes fleuries se dépouillent; les gazons et les arbres sont flétris; et les peuples, et les villes, et les chaumières sont couverts de vapeurs empestées. Enfin se découvre à ses regards la superbe Athènes, où fleurissent les arts, où règnent l'abondance, la paix, et les plaisirs; et l'Envie pleure de n'apercevoir dans son enceinte aucun sujet de pleurs.
Cependant elle s'introduit dans le palais de Cécrops; elle exécute les ordres qu'elle a reçus; et portant sur le sein d'Aglauros sa main que rouillent d'affreux poisons, elle remplit son cœur d'aiguillons recourbés et déchirants. Elle souffle sur elle de noirs venins; elle en pénètre ses os et ses entrailles; et pour étendre leur ravage, et pour l'accélérer, elle représente aux yeux d'Aglauros, et sa sœur, et le flambeau d'hymen qui doit s'allumer pour elle, et la beauté du dieu dont l'éclat va rejaillir sur elle. Irritée par ces images, la princesse se sent tourmentée d'une rage inconnue. Elle gémit la nuit, elle gémit le jour; un feu lent et secret la dévore. Ainsi la glace fond aux rayons d'un soleil peu ardent; ainsi jalouse du bonheur d'Hersé Aglauros brûle comme ces herbes épineuses qui, sans jeter aucune flamme, se consument lentement en épaisse fumée. Souvent, pour ne pas voir cet hymen, elle invoque la mort; souvent elle veut dénoncer comme un crime l'amour de Mercure au sévère Cécrops.
[814] Enfin elle s'assied aux portes du palais pour en interdire l'entrée au dieu qui va se présenter. Celui-ci joint vainement aux discours les plus flatteurs les caresses et les prières : "Cessez, dit-elle, je ne quitterai cette place qu'après votre départ". - "J'y consens volontiers", répond vivement le dieu; et de son caducée il touche les portes, qui s'ouvrent à l'instant. Aglauros veut se lever; mais ces parties du corps que nous faisons fléchir pour nous asseoir, saisies d'une pesanteur invincible, ne peuvent se mouvoir. Elle fait d'inutiles efforts pour se redresser. Ses genoux roidis, refusent de plier. Un froid mortel engourdit ses membres, son sang est tari, et ses veines blanchissent. Tel qu'un ulcère incurable, étendant ses ravages, ajoute insensiblement aux parties malades celles qui ne le sont pas; tel le froid de la mort, par degrés se glissant, pénètre jusqu'au sein d'Aglauros, arrête sa respiration, et ferme en elle les sources de la vie. Elle ne s'efforça point de faire entendre des cris; et l'eût-elle voulu, sa voix n'aurait plus trouvé de passage. Déjà son col et son visage étaient durcis en pierre. Statue inanimée, elle était assise; mais souillée des poisons de l'Envie, elle avait perdu sa blancheur.
Les allégories de Giotto : Du Côté de chez Swann , Proust
...
L’année
où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée
de les «plumer» était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse
déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que
Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait
à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus
remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci
rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de
Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui nous
l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de
cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de Giotto?» D’ailleurs
elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure,
jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à
ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus
sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus
et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même
que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait
devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans
son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant
fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui
est représentée à l’Arena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction
était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu,
c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par
son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule
aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des
raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs
pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le
lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son
sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.
L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans
cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme
si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui
remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure
sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un
ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie—et la nôtre du même
coup—tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à
donner à d’envieuses pensées.
Malgré toute
l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus
longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait
accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité,
cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de
médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la
langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont
le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray,
caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la
messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve
de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la
beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y
occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la
pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement
subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque
chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de
plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi,
l’attention n’était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui
le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée
vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort
qui est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement
sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une
difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée
de la mort.
Il fallait
que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité
puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et
qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette
non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à la vertu qui agit
par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon
psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai
eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple,
des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient
généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien
pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement
devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le
visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.
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