mercredi 6 avril 2011

Solaris – Tarkovsky

 
Solaris 1972 Theme

Solaris de Andreï Tarkovsky


Sortie 1972
Scénario Andrei Tarkovsky
avec Natalya Bondarchuk
Donatas Banionas
Yuri Jarvet
Musique de  Eduard Artemiev,  J.S.Bach (choral Prelude en  fa mineur)
D'après  un roman de  l'écrivain polonais Stanislaw Lem
Lem  a écrit sur l'incommunicabilité  entre les êtres humains et celle probable avec les civilisations extraterrestres . Projetant  sur le développement des nouvelles et futures technologies  il imagine  une société idéale  utopique d'ou  serait  banni l'effort  humain .
 Un  film  grandiose et lyrique ou  les plans  étirés  sont autant  d'espaces réservés à la reflexion . 

Je vous fais partager la meilleure analyse que j’ai trouvée sur ce film merveilleux
Avec  l’autorisation  de  l’auteur  dont vous pouvez consulter  le site à  cette adresse  pour  d'autres  critiques de films :

Ecrit par lorinlouis le 01/08/2006

Le genre romanesque de science-fiction est un genre à part. Il possède une richesse infinie, talonnée par la seule puissance de l’imaginaire et du projectif. Il permet de se libérer des contraintes du hic et nunc de notre expérience quotidienne afin de nous plonger dans un être qui n’est pas encore là. C’est un genre qui à lui seul condense cette libération de l’écriture, sa sortie du champ sémantique de la présence pour s’ouvrir vers le probable, l’hypothétique. De plus, il offre différentes strates de lecture qui, sous la dimension prospective du genre, nous touche particulièrement dans notre être-là. Car si le genre futurologique permet d’explorer des réalités à venir, des mondes qui ne sont qu’en état de simples puissances, des vérités qu’il nous reste à dévoiler, cette projection résonne souvent comme une introspection dans notre temps présent, dans notre psychologie actuelle dont les références biaisées ne peuvent que figurer ces existences à venir. La critique d’un monde d’aujourd’hui, d’une attitude actuelle par un modèle qui n’est pas encore. La facilité de toucher le présent tout en s’adressant au futur montre la riche élasticité de ce style textuel et l’importance de ce moyen exemplaire d’expression. Et rien qu’à considérer le fait qu’il nous permet de se figurer ce qui n’est pas encore là, tout en se fondant sur ce qui l’est déjà, nous démontre la dextérité de cette catégorie littéraire à transgresser les limites du savoir, en nous montrant des lendemains dont nous ignorons tout et que l’on ne peut, malgré les déterminations présentes, connaître dans son entièreté. Car ce genre d’écriture est un genre transgressif, qui brise les frontières de la certitude et de l’hypothétique, du connaissable et de l’évanescent, du savoir et de l’ignorance. Et cette possibilité tient au relais que nécessite cette forme d’écriture, qui est précisément le pouvoir suggestif de l’imagination de l’esprit humain. Et si ce dernier est effectivement limité, son étendue n’en demeure pas moins incommensurable.
     Une difficulté se présente alors quand il est question d’une adaptation cinématographique. En effet, l’imaginaire se trouve, non pas annihilé ou détruit, mais bel et bien limité par le cadre perforé des images. Le champ devient la limitation physique de l’espace imaginaire. Ce qu’a libéré l’écriture, l’image le réduit dans son expressivité propre. Comment rendre compte d’une réalité physique qui n’a de maître que notre indomptable imagination ? Il est hors de propos de se poser la question de nos jours, où l’apport numérique aux effets spéciaux permet de figurer ce qui ne pouvait l’être auparavant. Cette nouvelle donne traduit l’obsolescente apparence de ce questionnement. Mais si l’on pousse l’interrogation jusqu’à ses frontières légitimes, si on laisse l’esprit du philosophe dériver au bout de son syllogisme, si l’on éprouve cette question fondamentale, c’est également le cinéma et l’imaginaire littéraire qui viennent à s’essouffler et à avouer leur impuissance. C’est ce que soutient précisément Angenot quand il parle de « paradigme absent »[1] de la science-fiction littéraire. Lorsque cette dernière nous décrit une réalité à venir qui ne saurait correspondre à notre actuel système de référence, elle use de modèles qu’elle ne peut pas nous présenter, car l’écriture elle-même se trouve inscrite dans des référentiels présents. C’est le paradoxe d’une écriture actualisée, s’écrivant au futur. Une impossible présence de l’avenir : véritable « mirage sémiologique »[2]. L’écriture bloque sur ce qu’elle ne peut dépasser, c’est-à-dire son enracinement dans une contemporanéité qui participe à son édification, qu’elle le veuille ou non. De ce fait, la littérature de science-fiction ne peut qu’effleurer le sens qu’elle soulève, ne peut qu’esquisser des réalités qui nous sont véritablement inconnues, et sa prétention doit être policée par des bornes que la culture et la science lui fixent arbitrairement, c’est-à-dire hic et nunc. Il en va de même pour la production cinématographique : l’adaptation de la science-fiction ne saurait, malgré les apparats numériques et toute la ribambelle de prouesses techniques de l’image, dépasser le cadre des références actuelles, y compris dans un hors-champ qui nous renverrait vers son expression littéraire. En fait, et c’est précisément ce qui prime parmi les qualités reconnues du genre futurologique, l’écriture se trouve contenue dans la connaissance humaine et toute transgression de ses limites, de son système de référence –plus que de sa connaissance empirique qui, elle, peut et doit être immédiatement dépassée- lui est impossible. L’homme est condamné à traduire uniquement ce qu’il lui est donné de connaître et soupçonner l’inconnaissable, c’est  présumer d’une connaissance qui corresponde à ce que l’on connaît déjà. L’inextricable problème ne peut  trouver de plus profonde expression que dans sa formulation anticipative.
     Car c’est le nœud du sublime film de Tarkovski, Solaris (1972) et du roman éponyme du savant polonais Lem. Ils soulèvent tous deux la question des véritables frontières de la connaissance humaine et celle de savoir si l’homme n’est pas en fin de compte restreint à sa propre puissance qu’il recherche délibérément dans une extériorité inabordable. Le film se résume à cette quête acharnée : celle d’un « contact », d’une connaissance qui ne trouve de prise et qui, après avoir épuisé toutes les hypothèses, s’affaisse dans sa volonté de se confirmer en loi scientifique, véritable graal du savoir authentiquement humain. Et si Tarkovski adapte fidèlement le roman, c’est aussi dans l’unique dessein d’en faire le support de ses propres thèmes qu’on retrouve ainsi imbriqués dans la linéarité de la narration. Cette originalité forme alors une double lecture du film. La première serait celle qui s’approche le plus du discours propre à l’œuvre dont elle s’inspire. Malgré les critiques qu’adressa Lem au scénario de Tarkovski, ce dernier reprend néanmoins les thématiques développées dans le roman par l’auteur polonais. C’est ce qui forme l’approche épistémologique du film, une approche profonde et enrichissant le débat philosophique sur la gnoséologie, ou théorie de la connaissance. La seconde lecture est celle qui est plus intime au réalisateur, reprenant l’ensemble des angoisses et des questionnements précédemment exprimées dans des films comme L’enfance D’Ivan (1962) ou encore Andreï Roublev (1966). Si elle se détache de l’œuvre originale, elle permet cependant d’en donner une figure foncièrement personnelle et offre ainsi à l’auteur la possibilité de se réapproprier son travail et de lui conférer une marque qui le structure. De cette manière, on touche au mysticisme du cinéaste soviétique et cela forme une strate d’interprétation plus subtile, plus « métaphysique ». Le pessimisme de la clôture du film tranche avec celle du roman, ce qui confirme la récupération personnelle de l’histoire. Nous verrons donc quelle est cette part « métaphysique » de l’auteur et ce en quoi elle consiste dans la seconde partie de l’analyse.


Première partie : EPISTEMOLOGIE


     Le cœur du film se trouve alors dans la question du contact. La station orbitale de Solaris en est la preuve : gravitant autour d’une planète encore inconnue, elle est le témoignage de cette volonté de tisser un lien, d’opérer un contact avec cette entité vivante. Ce que semble rechercher l’ensemble des protagonistes dans ce huis clos spatial, c’est isoler ce contact afin de l’analyser et de tirer des conclusions permettant de mieux comprendre, sinon de connaître Solaris. Ce contact, c’est la communication avec une forme de vie extra-terrestre, ou plutôt est-il judicieux de parler de forme de vie « non-humaine » ou « extra-humaine ». C’est-à-dire qu’en dehors même de l’exogène apparence de cette forme de vie, il est impérieux de saisir qu’elle ne saurait correspondre à ce que nous entendons –scientifiquement et philosophiquement- par « vie ». L’ensemble de Solaris est une énigme fermée et inviolable. La plupart des tentatives de communication avec la planète ont échoué ou ont été considérées comme tel. Cette fermeture nous indique que l’essentiel de la trame ne peut se situer dans le champ d’investigation des protagonistes : Kelvin le sait et c’est pourquoi à chaque instant du film nous ne le voyons guère s’affairer à chercher à comprendre Solaris dans ses manifestations extérieures –ce que lui reprochera Sartorius en le traitant de « paresseux ». La figure même du psychologue est importante : chargé de soulager, mais aussi de comprendre, il est envoyé à la station orbitale pour la sonder de l’intérieur, ce qui contraste avec les vaines élucubrations de ses compagnons. Ce jeu d’intériorité et d’extériorité est une piste d’intelligibilité du film, instrument d’autant plus appréciable qu’il cerne ainsi la caractéristique des éléments perturbateurs que sont les « visiteurs » (qui ne sont en fait qu’une manifestation extérieure de ce qui est situé au-dedans, à l’intérieur de la vie psychique des personnages). Le modèle dialectique intérieur/extérieur résonne également dans cette clé de voûte de l’entreprise qu’est le sacro-saint « contact ». Volonté d’extériorisation de l’homme qui, désirant intérioriser un savoir qu’il s’approprie, transgresse les frontières physiques pour se confronter à des exoplanètes, lourdes d’une gravité symbolique et signifiée. Le contact en est le moteur, la force cinétique qui nous donne l’impression d’un bond en avant, bien qu’illusoire. Le rythme du film –contrairement au roman dont la brièveté est entrecoupée par de longues intermissions encyclopédiques- appuie un tel sentiment, comme si tout se trouvait en apesanteur, à l’instar de la station orbitale, alors que le mouvement et l’énergie se trouvent condensés par le contexte dans lequel évoluent les protagonistes. L’élan d’extériorisation est bien présent, mais son expression est contenue par l’intériorisation réflexive et monotone qu’implique la nature du « contact ». Car si ce « contact » est bien une volonté de s’ouvrir à la connaissance de ce qui se trouve autre que soi ou autre que ce que l’on connaît, il n’en demeure pas moins une chimère, un prétexte, une invention humaine pour mieux justifier sa quête de soi. C’est l’exergue du roman, ainsi que celle du film, même si l’œuvre littéraire, de par son imprégnation scientifique, insiste sur cette dimension de la réflexion. Ce « contact » n’est nullement cette altérité qui se trouve déliée de nous-même et à laquelle nous tenterions de nous rapprocher par le biais de cette expérience. Le « contact » avec une existence « extra-humaine » n’est en fait que le reflet de notre propre humanité, de notre faculté de savoir, autant à ses sources qu’à sa finalité : « tout bien examiné, (…), l’enjeu ne consiste pas uniquement à pénétrer la civilisation solariste ; il s’agit essentiellement de nous, des limites de la connaissance humain »[3]. Un contact intérieur avec ce qui gouverne notre volonté d’extériorisation. Une communication avec notre entendement, avec cet instrument de rationalité qui conditionne, à défaut de suffire, la formation de nos connaissances. Le « contact » n’est qu’un prétexte pour saisir le véritable enjeu de l’exploration d’une entité « extra-humaine », c’est-à-dire les limites inhérentes de notre faculté de connaître. En fait, toute découverte, tout contact avec ce qui se trouve à la lisière de notre possibilité de savoir, nous renvoie forcément à nous-même puisque cette expérience-limite nous projette notre propre insuffisance. Ici s’opère le renversement dialectique qu’installe le film de Tarkovski. Il n’est plus question d’une existence extérieure qu’il s’agirait d’observer et d’analyser pour elle-même, mais de l’aborder selon la réflexion qu’elle nous renvoie de nous-même. Ici, tout est pris en compte : la manière dont nous l’abordons, la nature expérimentale (c’est-à-dire relative à notre sensibilité et à notre rationalité), la valeur intrinsèque, et donc extrinsèque, de l’objet étudié ainsi que ce qu’il représente à nos yeux.
     Il y a donc derrière l’apparence de l’intrigue futurologique un véritable questionnement épistémologique qui nous replace au sein de l’investigation scientifique. D’une part, Lem, et avec lui Tarkovski, nous indique que la recherche scientifique n’est pas une abstraction, un isolement du simple fait étudié, ce qui ferait de l’observateur une simple instance située au-dehors des modalités de connaissance, mais bel et bien un investissement premier des possibilités de l’esprit humain. D’autre part, ce positionnement épistémologique induit une prudence méthodologique, un certain criticisme kantien qui confère alors une délimitation de ce qu’il est possible de dresser comme connaissance et ce qui reste inconnaissable. De cette manière, on peut dire, relativement à ce qui a été souligné plus haut, qu’ «un certain scepticisme quant aux limites du savoir est apparu en SF et nulle part plus subtilement que dans l’œuvre du polonais Stanislas Lem. La vaine construction de paradigmes, le travail de Sisyphe de la dénomination, tel est le thème central de Solaris »[4]. Il y a donc une limite infranchissable de la connaissance humaine, une barrière qu’il nous serait impossible de forcer ni de contourner. Les limites de l’écriture anticipative semblent suggérer une limitation plus importante, intégrée dans le processus de formation des connaissances scientifiques. La symbolique du « contact » prend toute son ampleur à la lumière de ces limitations : ce que l’on prend pour une extériorité ne fait que nous renvoyer à notre intériorité propre, à ce qui nous définit, aux possibilités de connaître. Selon ce sens, l’exploration de Solaris n’est en fin de compte qu’une simple opération sur soi, sur ce qui signifie nos propres bornes, à partir desquelles nous ne pouvons plus prétendre à la connaissance. On peut néanmoins se poser la question de la cause de cette incommunicabilité, de ce silence sémantique de l’océan solariste et douter que cela ne puisse se réduire qu’à une simple question de référence logique et culturelle. Peut-être l’homme est-il inapte à la connaissance de ce qui ne lui correspond pas ? Peut-être ne peut-il pas connaître ce qui lui est autre sans s’être d’abord connu ? Son impossibilité de communiquer n’est alors qu’un avatar de son incompréhension de lui-même, des bornes de sa connaissance et de sa raison.  Et ainsi serions-nous en droit de demander « comment voulez-vous communiquer avec l’océan, alors que vous-même n’arrivez plus à vous comprendre »[5]. Toutes ces conjectures vont dans le sens d’une quête de soi par ce qui est foncièrement autre, -ce que justifiera l’apparition des « visiteurs », matérialisation de notre intimité (souvenir, inconscient, refoulé…) par ce qui lui est étranger (modélisation, duplication, reproduction des êtres…). Ici, la dialectique identité/altérité prend le relais de l’intériorité/extériorité, comme pour mieux signifier à quel niveau prend place la véritable trame de l’histoire : l’homme au centre de lui-même… Et cela pour mieux avouer que la force motrice de nos découvertes, que ce qui nous pousse à franchir des lunes et des planètes, cette recherche d’une altérité, n’est en fait qu’une réflexion sur nous-même, un miroir qui réfléchit notre propre condition d’être humain dont le savoir est autant limité qu’il est en devenir…
     La figure des « visiteurs » possède également une attribution fondamentale dans la compréhension de l’articulation de cette intériorité/extériorité. Ils sont, comme nous l’avons précisé plus haut, l’extériorisation de notre intériorité. Cette apparence est comprise par les scientifiques Snaut, Kelvin et Sartorius comme étant ce contact si recherché et pourtant si éloigné tant ces « visiteurs » se révèlent être la devinette contenue dans l’énigme de Solaris. Un contact incompréhensible tant il touche ce à quoi ils ne se trouvaient pas préparés. Kelvin, confronté pour la première fois à cette matérialisation de ses souvenirs douloureux, réagit selon le sentiment primitif qui le guette : la peur. Il enlève alors cette figure de sa femme, décédée une décennie auparavant, pour la renvoyer là d’où elle semble venir : le néant du cosmos. Cela témoigne du sens manquant, comme si l’océan, en établissant un contact sous cette forme précise de communication, ne pouvait provoquer qu’un quiproquo. Mais ce qui prime, à ce stade de l’analyse, c’est de constater comment, par leurs réactions respectives en face de cette altérité, chacun des protagonistes se positionne. Chacun cristallise une idéologie épistémologique qui conditionne à elle toute, le sens de l’analyse. Cela est dû aux implications épistémologiques du roman : Lem écrit moins en conteur qu’en véritable scientifique, maîtrisant l’intégralité de son discours[6]. Tarkovski reprend pour lui ces positionnements qui ont l’avantage de rythmer la réalisation et d’ajouter au huis clos une intensité supplémentaire, où la lourdeur de l’atmosphère se conjugue avec la tension qui existe entre chacun des personnages. Selon cette piste de réflexion, Sartorius se comprend comme le modèle par excellence du scientifique en recherche expérimentale. Il est le jusqu’au-boutiste de la science, croyant que tout peut être disséqué, anatomisé, déconstruit puis reconstruit, maîtrisable pour l’esprit humain. Il symbolise la position scientiste, où la suffisance supposée de la science permet d’en espérer des révélations radieuses. Il soutient également l’infinité absolue du savoir humain et donc de la vanité des obstacles contre lesquels il bute. De ce fait, rien qui n’ait une quelconque valeur gnoséologique ne saurait lui échapper. Ainsi, ses visiteurs ne peuvent être réduits qu’à l’état de simple objets d’études : « Ca me paraîtrait moins barbare que de charcuter les malheureux cobayes » juge-t-il devant le refus de Kelvin lorsqu’il lui demande de disséquer le double de sa femme. La frontière entre l’objet étudié et le sujet qui étudie est ainsi bien marquée : Sartorius refuse de trouver un quelconque lien qui le rattacherait à ces « visiteurs ». Ce qui marquera un tournant dans sa quête de sens : après avoir voulu connaître, il semble concevoir qu’une telle connaissance n’est possible qu’en ayant au préalable détruit le sujet étudié. C’est pourquoi il est à l’origine du rayonnement de l’encéphalogramme de Kelvin, qui aura comme effet l’interruption définitive du « contact ». De ce fait, Sartorius refuse de trouver une part de soi-même dans ce qui lui est donné à examiner et continue l’investigation scientifique, par tous les moyens possibles, en s’enfermant dans son officine et en restant à distance de ce qui pourrait nuire à l’attention qu’il y dépense. Snaut, quant à lui, reste suspendu entre deux jugements. Kelvin dépassera cette impossibilité de connaître et de communiquer avec ce qui est irréductiblement autre que soi. Non par un deus ex machina scientifique, une clé rationnelle ainsi délivrée et qui figurera la possibilité humaine de décrypter ce qui lui est néanmoins incommensurable, mais par une métaphysique de la communication (comme communion), une récupération humaine de ce qui est impensable. Et Harey, figuration fantomatique d’une femme aimée et perdue, sera pour lui l’instrument d’une telle possibilité…




FIN DE LA PREMIERE PARTIE

[1] Pierre Angenot, « Le paradigme absent. Eléments d’une sémiotique de la science-fiction », in Poétique, Paris, n° 33, février 1978
[2] Ibid., p. 76
[3] S. Lem, Solaris, trad. J-M. Jasienko, Denoël, 1966, rééd. Folio/SF, 2004, p. 42
[4] Angenot, op. cit., p. 84
[5] Lem, op. cit., p. 40-41
[6] « Le texte de Lem innove donc à une époque où il est peu courant de proposer des œuvres où l’intrigue est aussi fermement évacuée au profit d’un discours quasi épistémologique » Véronique Tremblay, Solaris de S. Lem. La modélisation mathématique et la récursivité dans la figure de la communication impossible in Tangente, n° 68, hiver 2002, p.77


Ecrit par lorinlouis le 04/08/2006
Deuxième partie : METAPHYSIQUE

Tarkovski oriente son film selon un autre point de vue que celui développé dans le roman de Lem. Non pas qu’il en dénature la structure narrative et trahisse ainsi la linéarité diégétique, car malgré les dissensions qui diviseront le metteur en scène et le romancier, ce premier a parfaitement et fidèlement adapté l’œuvre de ce dernier. Seulement, l’intrigue épistémologique montre rapidement ses limites et l’essoufflement que l’on peut ressentir à la lecture du roman ne peut pas avoir de place dans son adaptation cinématographique. Les personnages doivent avoir de l’ampleur, une tridimensionnalité qui leur confère un relief nécessaire à la mesure du mouvement scénaristique. C’est ce que leur donne la mise en scène de Tarkovski qui, dans cet univers fermé, restreint, condensé et à travers un rythme filmique qui appuie l’épochè qui habite l’ensemble des protagonistes, fait éclater le réel mouvement de sa réalisation. Lenteur des travellings qui se perdent au milieu des couleurs blêmes de la station orbitale ; une blancheur éclatante qui, à l’instar de 2001, l’odyssée de l’espace (1969) de Kubrick, figure une innocence, une pureté qu’il reste à reconquérir. D’ailleurs, cette ambiance immaculée, retenue, contraste avec l’état de la station, décharnée, décomposée, déstructurée, aux couloirs encombrés de déchets et d’immondices, de fils électriques dénudés, de consoles désincarcérées. Il semble que dans le récit, Kelvin soit celui par lequel ce qui a été ne saurait plus être. En arrivant, il ne peut que constater l’état de délabrement de la station orbitale, état qui renvoie à celui de Snaut et Sartorius. Ces derniers semblent perdus, confondus dans une réalité qu’ils ne peuvent maîtriser, dont ils se sentent les victimes et qu’ils doivent subir faute de  pouvoir s’en soustraire. Guibarian l’a fait et le seul mérite de son acte a été de se libérer de cette imposition. Nous avons précédemment remarqué que si Sartorius, de par sa pratique, se libère d’une part de ce tribut en résumant ces « visiteurs » à de simples phénomènes d’études, il n’en demeure pas moins, au fond du secret de son laboratoire, foncièrement marqué par leurs apparitions. Snaut, quant à lui, partagé entre le devoir de comprendre et celui d’endosser ses propres limitations naturelles, se trouve coincé entre deux choix, entre deux impératifs moraux qui ne peuvent que le torturer et l’écarteler selon deux voies épistémologiques et éthiques différentes. De ce fait, la folie possède une attractivité particulière pour ce personnage, et Tarkovski d’insister sur cette inclination qui rend la composition du protagoniste encore plus pathétique. De plus, cette tentation articule, au sein de l’intelligibilité de la narration, une question primordiale et qui, si elle relève autant de l’épistémologie que de la métaphysique, possède cependant une place prépondérante au sein de la schématisation développée par Tarkovski. Il s’agit de tisser les rapports entre le savoir et la folie. Snaut fait le prosélytisme de la folie comme option, non pas de connaissance (la folie comme révélatrice de la véritable dimension ontologique de l’existence) mais de non-connaissance, d’agnosticisme, de retrait du savoir, de réserve. Snaut symbolise le retrait, telle une armée qui se résigne à occuper plus longtemps une terre qu’elle ne pourra jamais faire sienne. L’individu se retire de la nécessité de connaître et de comprendre, en ceci qu’il décide de mettre un terme à sa participation active à la perpétuation générique de l’être humain. Car l’essence de l’homme n’est pas seulement d’exister et de peupler un environnement qui lui serait donné dans une abstractivité néanmoins concrète. Loin de là, la malédiction de l’homme, sa pomme de discorde, la justification de sa Chute et sa damnation corollaire est d’être une essence connaissante. L’homme est, par nature (c’est-à-dire par ce qui nous distingue, à un certain état, du reste du monde animalier), un être condamné à connaître, à disséquer, à opérer, à synthétiser, à réduire, à condenser et affirmer en des lois péremptoires qui, par leur validité universelle et scientifique, font office d’encycliques sacrées pour le reste de l’humanité. La plaie de l’homme est de fixer une réalité selon le degré d’intimité des forces qui meuvent sa progression. Feuerbach l’avait souligné : l’homme se distingue de l’animal en ceci qu’il a génériquement (sinon génétiquement) conscience du genre, de son genre, celui auquel il appartient. En ayant ainsi conscience de son genre, il possède une vue qui « générise » le reste de l’univers et par là, rend possible l’exercice d’un savoir scientifique. De par sa naturalité biaisée et irréversible, l’homme est donc condamné à la condamnation, condamnation qui durera tant qu’il n’aurait pas réintégré l’animalité qui le constitue. Pour l’instant, cela reste sa marque distinctive, sa damnation éternelle et sa misère terrestre (que l’on se rappelle Nietzsche et l’alacrité des ruminants)… 
 

La folie serait donc l’annulation d’un tel héritage héréditaire. L’homme étant irrésistiblement soumis à la gravité du savoir, la folie en serait la rupture, l’annulation des champs de force. Une rupture qui marquerait d’autant plus la réversibilité du processus, l’antidote à sa Chute. Snaut, dans un entretien avec Kelvin, l’indique fébrilement : « la folie serait une délivrance ». Il n’y a alors qu’une alternative possible, qu’un choix à faire, entre l’innocente et l’indolente folie et le suicide violent et destructeur. D’une part comme de l’autre, il s’agit d’une démission de l’entendement, de la faculté de juger et celle de raisonner qui décident, d’un commun accord, de cesser de tourner en rond au milieu d’hypothèses qu’ils ne peuvent fonctionnellement confirmer. La folie n’en demeure pas moins une délivrance. Elle l’est en ceci qu’elle est l’effort pour extraire l’homme de cet impératif qu’il n’a pas choisi, qu’elle le replace dans une ignorance originelle, un balbutiement instinctif qui n’a de réel savoir que la contemplation sensible que son esthétique puisse permettre. Elle n’est pas réellement une privation pure et simple de la connaissance, mais son revers, non pas une autre forme de connaissance, mais une forme autre de la connaissance, un savoir qui ne peut, dès lors, porter l’empreinte de l’humanité. Dans le film, Tarkovski n’insiste pas sur cette imprégnation de la possibilité de la folie, même s’il la sous-tend de par la nature des jeux de rôle de chacun des acteurs et par le dialogue, serré, minimal, quasiment coincé par l’halètement rythmé de cette sourde menace qu’est l’insanité mentale. Au contraire, on aperçoit dans le roman, que la folie est la première option pour laquelle Kelvin est enclin de considérer : par un test témoin, où il cherche la borne extérieure du satellite gravitant autour de Solaris, tel un marin à la recherche d’une bouée, il s’assure que ce qu’il lui est donné de vivre n’est pas le produit d’un cerveau dans un bocal ou l’œuvre d’un malin génie[1]. La folie fait figure de génie qui, tentateur et joueur, offre une étendue de possibilités de s’émanciper de cette sombre faculté qu’est la connaissance, de s’extirper de ce devoir naturel, comme s’il pouvait s’échapper de la station orbitale, véritable témoignage totémique de la quête du savoir humain. Mais chez Tarkovski, si l’ombre de la folie marque de ses ténèbres la figure de Snaut et de Guibarian (Sartorius est, lui, victime d’une autre forme de folie…), elle ne marque pas Kelvin, qui semble insensible à son charme. Il ne se pose, à aucun moment, la question de cette possibilité. Bien que cette dernière soit environnante et éclate dans les premiers rapports qu’il entretient avec ses colocataires (en particulier la terreur démente qu’il provoque chez Snaut lors de leur première rencontre), elle ne semble pas avoir de prise sur Kelvin. Comme s’il pressentait que cette possibilité, comme celle de se délivrer en se donnant la mort, n’était qu’un cul-de-sac de la conscience, une impasse tentant de résoudre celle de la connaissance inachevée. Il semble prendre conscience qu’il ne s’agit pas de trouver un terme à l’impossibilité de connaître –terme suspensif ou terme négateur- mais que cette situation appelle un relais, une médiation qui permette de passer d’un mode cognitif à un autre. Pour Tarkovski, la question est moins de chercher à inscrire une impossibilité gnoséologique à l’homme qu’à lui montrer les différentes voies, négligées par le rationalisme ambiant, qui peuvent prendre le relais d’une connaissance indéterminée. Ces voies ne peuvent avoir une valeur de savoir ; Tarkovski ne plaide pas pour une contre-révolution métaphysique. D’ailleurs la fin du film l’illustre parfaitement : la voie choisie par Kelvin ne le préserve pas de l’erreur de l’illusion et lui-même (ou est-ce le spectateur avec qui le réalisateur partage l’illusion de l’image ?) peut se retrouver au sein de ce qu’il tentait d’échapper.  Il ne s’agit pas de mettre en valeur une éthique de la connaissance. Simplement, qu’au sein de la folie, la santé mentale est encore d’y succomber…


Une folie pour d’autre n’en est pas forcément une pour soi. Les dissensions entre Kelvin et les autres scientifiques le figurent brillamment : en considérant le duplicata solaristique comme l’original, à un point où la confusion déborde le cadre pour jeter un doute légitime chez le spectateur, afin de la convaincre elle-même qu’elle l’est, Kelvin s’enferme dans une logique qui, par sa manifestation comportementale, phénoménologique, traduit une forme de folie. Sartorius, refusant de voir dans Harey autre chose qu’une « visiteuse », semble convenir à ce jugement. Mais la folie de Kelvin n’en est une que pour les autres, et s’il semble y succomber au fur et à mesure que le film progresse, ce n’est qu’en rapport à l’état confusionnel dans lequel cette logique l’a entraînée et, surtout, par le poids de la culpabilité, de la douleur qu’elle invoque et avec laquelle il joue, tel un masochiste de l’âme, jusqu’au point de sombrer dans une période de sévère delirium.
Car c’est précisément cette culpabilité qui est au centre de la relation de Kelvin et de sa femme. Morte suicidée il y a une dizaine d’année, elle reste néanmoins aux yeux de son mari la faute qu’il n’a su éviter, ou tout au moins prévenir. De ce fait, Harey est déjà présente dans la longueur du film et, malgré notre ignorance de cette antériorité diégétique, elle semble voler au dessus du psychologue à chaque moment du récit, en particulier dans le calme aqueux et bucolique des premiers plans du film. En fait, Kelvin ne trouve pas Harey dans la station orbitale, comme si sa présence était une attente : il l’emmène avec lui. Il lui avoue, faussement, qu’il a pensé à elle « quand ça allait mal ». L’interprétation de Donatas Banionis est, sous cet angle, magistrale : la douleur de cette responsabilité semble l’habiter à chaque instant et son voyage astral, véritable chemin de pénitence, semble une catharsis pour se purifier de cette souillure. Le personnage de Kelvin possède alors une attribution théâtrale, une fonction tragique qui, par les vicissitudes et les marques de souffrance qu’il porte sur lui, nous invite à en partager les séquelles et les complications. Ceci semble expliquer sa réaction distinctive face aux « visiteurs » : contrairement aux autres scientifiques, il apparaît que Kelvin voit ce contact comme une seconde chance, une nouvelle possibilité offert par un Dieu inconnu mais actif. Motivé par la violence de son sentiment, il cherche à convaincre la nouvelle Harey, à lui réinventer une nouvelle biographie qui coïnciderait avec sa paramnésie, à lui dissimuler sa véritable nature (il cache les effets de la première Harey lorsque la seconde le rejoint à nouveau et quand Sartorius lui demande de réaliser un prélèvement sanguin pour lui faire valider la différence « scientifique » qui distingue les « visiteurs » de leurs visités, cette différence n’est pas considérée par Kelvin). Kelvin se reconstitue un univers, un monde dans lequel il pourra remédier à cette culpabilité et tenter de reconquérir ce qui lui a, à un moment précis de son existence, dramatiquement échappé. De cette manière, on peut dire que Kelvin se construit une abomination, une monstruosité spatio-temporelle, un anachronisme que son esprit coupable, à tort ou à raison, cultive et force à vivre comme si cela était le cours normal de son existence. Le suicide de Harey, la souffrance qui s’ensuit, la culpabilité à l’œuvre : tout ceci ne fut qu’une parenthèse, qu’un égarement, qu’une discontinuité de la chronologie du personnage, mais toujours présente chez le duplicata, comme en témoigne la cicatrice de l’intraveineuse, signe létal inscrit dans la chair, c’est-à-dire dans l’existence dépensée de la jeune Harey. Kelvin récupère alors cette temporalité. La mise en scène elle-même révèle cette conquête, en divisant le film en deux dimensions temporelles distinctes et cum quadam inaequalitate, sans commune mesure qualitative. En effet, Tarkovski développe une scénographie particulière en filmant ce qui précède le départ de Kelvin pour Solaris. En le plaçant dans la maison familiale, au sein des siens, à l’ombre d’une double absence -qui révèle cependant une présence double : mère et femme, comme dans Le Miroir (1973)-, il nous présente le personnage dans sa naturalité. Une naturalité appuyée par les premières prises de vue du film, au fil de l’eau et aux ondulations verdoyantes des algues et des fougères. Mais une naturalité qui travestit mal, puisqu’elle la porte en elle, la douleur d’une existence régie par une désappropriation du temps, un temps dérobé et échappé, dont la seule responsabilité incombe à Kelvin lui-même. Dans ces premières images du film, il semble que l’on se trouve en face d’une perspective naturaliste (au sens quasi-anatomiste) alors que ce qui compte dans ces images séquences, c’est le temps. Kelvin semble prendre le temps, ou plutôt le reprendre, le reconquérir, quitte à se faire doucher par une chaude pluie d’été, véritable ablution purificatrice. Les tasses de thé brisées et les fruits à peine croqués résonneront comme une de ces réminiscences réappropriées : la violente dispute entre Harey et la mère de Kelvin, souvenir que, à dessein de préservation, il ira jusqu’à nier l’existence au double de sa femme. Solaris sera pour lui le moyen de réaliser concrètement cette récupération. Une fracture semble s’opérer à ce stade, en particulier entre le protagoniste et le spectateur pour qui la chronologie diégétique –de surcroît entretenue par l’intrigue futurologique- est strictement linéaire. Ce qui n’est pas le cas pour Kelvin qui semble s’extirper d’une torpeur purgatoire pour reprendre le cours normal de sa vie : ce moment de déchirure où il n’a pas su prévoir ni prévenir ce qu'il se passa. Une distorsion spatio-temporelle qui le recadre dans le théâtre tragique de son existence. 


Ces différentes strates temporelles qui ponctuent la narration forment la particularité théorique de la pratique filmique de Tarkovski. Tarkovski conçoit le cinéma dans son rapport essentiel au temps. Un temps hétérogène, lié aux différentes composantes interactives qu’impose ce genre d’expression artistique. Le spectateur en est un élément primordial : « je crois que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche du temps »[2] dira t’il. Une recherche qui ne doit son salut qu’à la temporalité modelée par le réalisateur, dont la principale tâche est de sublimer, au travers du rythme cinématographique, l’intensité propre aux images qu’il filme et monte. Il s’agit donc d’une temporalité fragmentée, répartie et ordonnée selon les sphères de références respectives. Cela démontre l’imprégnation d’un sens métaphorique des images doublé d’une intensité représentative, d’une essentialité entre l’image et ce qu’elle dénote naturellement. La longueur des prises de vue et la lancinante évolution confirment cette perspective propre au travail et au monde de son auteur.

Mais cette temporalité, si elle configure l’architecture du sens filmique et du montage qu’elle impose, n’en est pas la solution. La résolution de Solaris, de ce problème des limites de la connaissance humaine est forcément mystique. Forcément, car là où la connaissance n’est plus possible, là où la certitude universelle s’évanouit pour laisser place à la vacuité du sens, toute proposition est foncièrement métaphysique. Ici la figure scientiste de Sartorius est nuancée par l’image d’icône de l’alchimiste qu’elle révèle : cloisonné dans son laboratoire, il cherche l’introuvable, tente de percer une opacité increvable et fait de sa mission scientifique une quête conditionnée par des symboles et des mythologies. Au-delà de la métaphysique, toute connaissance de ce qui ne peut objectivement l’être, est une mystification, dans le sens où les conditions propres à la formation de la connaissance venant à manquer, c’est une autre forme qui en prend le relais. L’amour et le pardon sont, pour Kelvin, les moyens de relayer cette impossibilité de connaître. Il sait bien que cette connaissance est impossible, que ce « contact » est indéchiffrable et que pour faire progresser cette difficulté, c’est vers lui-même qu’il faut qu’il se tourne. Ce savoir manque aux deux autres protagonistes et c’est naturel qu’ils se retournent avec véhémence contre le psychologue. C’est la raison de la harangue de Harey, lors de la célébration de l’anniversaire de Snaut dans la bibliothèque. Kelvin est le plus humain d’entre eux puisqu’il se tourne, par introspection, vers ce qu’il y a de plus humain au fond de lui (sa culpabilité). Il a compris que la clé de la compréhension de Solaris n’est pas à l’extérieur mais bien à l’intérieur de lui-même, hérésie désavouée par ses deux compagnons. D’ailleurs la harangue de Harey a un goût amer : a-t-elle compris qu’elle n’est qu’un instrument pour lui ? Un instrument qui coïncide d’ailleurs avec la nature de sa fonction de « visiteuse ». A-t-elle saisi qu’elle ne se résume qu’à un simple moyen pour se faire illusion, l’illusion d’une conquête d’un temps perdu ? Pour reprendre Proust, Harey serait la « madeleine » de Kelvin : ce n’est pas l’authenticité qui compte, une authenticité à jamais perdue comme étant ce qui n’est plus là et qui ne pourra plus jamais l’être, mais bien le lien de re-présentation qu’elle implique, lien qui soutient et actualise le passé en lui conférant une part dimensionnelle de présence. De cette manière, les bornes du savoir humain nécessitent une autre forme de connaissance, une mystique. Une mystique de l’amour et de la culpabilité, de la perte et de la récupération, de la découverte de soi au travers d’un moyen qui n’est pas soutenu par la crédibilité scientifique. Le sentiment devient alors un élément primordial de cette connaissance qui n’en est pas une. Cela marque une rupture profonde avec le roman, qui se focalise plus sur l’aspect scientifique et épistémologique de la trame. Ça n’empêche en rien Tarkovski de s’approprier l’œuvre selon les données autobiographiques qu’il peut insérer et les réflexions personnelles qu’il peut développer : « les pensées profondes du roman n’ont rien à voir avec le genre de roman de science-fiction pour lequel il est écrit, l’amour peut se déplacer dans n’importe quel contexte » dira-t-il à la projection de son film. Un amour mystique qui tente illusoirement d’aller plus loin que ne le peut la connaissance. La fin du film, dont l’équivocité porte atteinte à n’importe quelle forme d’interprétation, semble exprimer l’échec de ce « relais » : Kelvin, seul sur son île qui n’est en fait qu’un épiphénomène solaristique tente de nous montrer que même au niveau d’une connaissance mystique, appuyée sur des connaissances scientifiques finies, l’erreur est possible, voire cruciale, car l’expérience mystique ne saurait nous départir de notre propre système de référence. La mystique elle-même peut se percevoir comme une de ces références intimement humaines, donc limitée. En fait, cette expérience est au mieux l’enfermement dans ces références tant recherchées : Kelvin, dans sa maison d’enfance qui n’est en fait qu’un îlot de l’océan solaristique, est emprisonné dans ses souvenirs et ses réminiscences, comme enivré par son introspection qui le noie sous la force de sa pression. Le double tranchant d’une connaissance mystique qui, en essayant de s’arracher de la sensibilité corporelle, de se trouver comme « pure pensée » et « pure intelligence » ne fait que s’enfermer dans ses douloureux souvenirs dont elle ne peut s’abstraire. Aux limites de la connaissance scientifique, Tarkovski inaugure les limites d’une connaissance mystique. L’inconnaissable possède toujours une part d’ombre, une ombre qui semble avoir les contours de notre propre personne…
Tarkovski est un auteur mystique, « iconique ». Son sens de la réalisation, avec une sublimation de l’image-référence ainsi que le souci de modeler une temporalité propre à ses créations, traduit à la perfection le malaise inhérent aux questionnements soulevés par le thème central de Solaris. Car si l’adaptation est fidèle, il faut y voir néanmoins une interprétation, en ceci que Tarkovski subjugue le livre en faisant ce qu’un véritable auteur de cinéma réalise, il s’approprie une œuvre pour en faire son film… 
                                                        
                                                  FIN DE L'ARTICLE


[1] S. Lem, Solaris, trad. J-M. Jasienko, Denoël, 1966, rééd. Folio/SF, 2002, pp. 80-85 pour l’épisode du test-témoin.
[2] A. Tarkovski, Le Temps scellé, trad. A. Kichilov et C. de Brantes, éd. De l’Etoile, 1989, p.60


Sur ce site sont présentés :
Le Miroir : 1975 ;
Stalker : 1979
Nostalghia : 1983 ;
Tempo di viaggio : 1983 (documentaire ) ;
Le Sacrifice : 1986.

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