mercredi 28 novembre 2012

George Steiner : “L'Europe est en train de sacrifier ses jeunes”


George Steiner : “L'Europe est en train de sacrifier ses jeunes”

ENTRETIEN | Grand érudit, George Steiner incarne l'humanisme européen. Il regrette que littérature, philosophie et sciences ne communiquent plus entre elles. Comment comprendre notre monde, s'interroge-t-il, si la culture se rétrécit ?

Le 12/12/2011 à 00h00 - Mis à jour le 29/03/2012 à 16h26
Juliette Cerf - Télérama n° 3230


Vous défendez la culture classique de l'honnête homme, et en même temps vous insistez sur sa fragilité. Pourquoi ?
Parce que la grande culture a failli devant la barbarie. N'oublions jamais que les deux guerres mondiales furent des guerres civiles européennes. L'Allemagne, le pays de Hegel, Fichte et Schelling, matrice de la pensée philosophique, a connu la pire des barbaries. Les humanités ne nous ont pas protégés ; au contraire, elles ont souvent été les alliées de l'inhumain. Buchenwald n'est situé qu'à quelques kilomètres de Weimar. Comment certains hommes pouvaient-ils jouer Bach et Schubert chez eux le soir et torturer le matin dans les camps ?
“Apprendre par cœur, c'est entrer
dans l'œuvre même : ‘Tu vas vivre en moi
et je vais vivre avec toi’.”
A quoi sert la culture, alors, si elle ne nous rend pas plus humains ?
Elle rend supportable l'existence. Ce n'est pas gai d'être mortels, non, ce n'est pas gai du tout. Nous sommes tous confrontés au cancer, au stress, à la peur ; chaque jour peut porter un adieu, et il n'y a rien de plus angoissant. Je vais vous confier une chose bien enfantine : ma femme et moi venons de perdre notre chien Ben. C'est horrible pour nous, tant cet animal a été au centre de notre vie - et même sur la couverture du Cahier de L'Herne qui m'a été consacré !
Je ne peux passer une journée sans musique, sans beauté, sans poésie. C'est ma réassurance, ma survie. La compagnie des grands maîtres me donne un sentiment infini de fierté et de reconnaissance. Je veux leur dire merci. En les apprenant par coeur. Ce que nous apprenons par coeur, personne ne peut nous l'enlever. Ni la censure, ni la police politique, ni le kitsch qui nous entoure. Apprendre par coeur, c'est entrer dans l'oeuvre même : « Tu vas vivre en moi et je vais vivre avec toi. » Les textes marchent à côté de nous ; se promener avec un poème de Baudelaire, c'est être en très bonne compagnie.

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