mercredi 29 février 2012

Vieux quais (G. Rodenbach /Lucien Levy-Dhurmer)

Lucien  Lévy-Dhurmer   ,  portrait  de  G  Rodenbach ,pastel.



Vieux quais

Il est une heure exquise à l'approche des soirs, 
Quand le ciel est empli de processions roses 
Qui s'en vont effeuillant des âmes et des roses 
Et balançant dans l'air des parfums d'encensoirs.

Alors tout s'avivant sous les lueurs décrues 
Du couchant dont s'éteint peu à peu la rougeur,
Un charme se révèle aux yeux las du songeur :
Le charme des vieux murs au fond des vieilles rues.

Façades en relief, vitraux coloriés, 
Bandes d'Amours captifs dans le deuil des cartouches, 
Femmes dont la poussière a défleuri les bouches, 
Fleurs de pierre égayant les murs historiés.

Le gothique noirci des pignons se décalque 
En escaliers de crêpe au fil dormant de l'eau, 
Et la lune se lève au milieu d'un halo 
Comme une lampe d'or sur un grand catafalque.

Oh ! les vieux quais dormants dans le soir solennel, 
Sentant passer soudain sur leurs faces de pierre 
Les baisers et l'adieu glacé de la rivière
Qui s'en va tout là-bas sous les ponts en tunnel.

Oh !les canaux bleuis à l'heure où l'on allume 
Les lanternes, canaux regardés des amants 
Qui devant l'eau qui passe échangent des serments 
En entendant gémir des cloches dans la brume.

Tout agonise et tout se tait : on n'entend plus 
Qu'un très mélancolique air de flûte qui pleure,
Seul, dans quelque invisible et noirâtre demeure 
Où le joueur s'accoude aux châssis vermoulus !

Et l'on devine au loin le musicien sombre, 
Pauvre, morne, qui joue au bord croulant des toits ; 
La tristesse du soir a passé dans ses doigts,
Et dans sa flûte à trous il fait chanter de l'ombre.


Georges   Rodenbach

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