La tour rouge (1913) |
A une heure du matin
Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu ,et je ne souffrirai plus que par moi-même.
Enfin il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D'abord , un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clé augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde .
Horrible vie ! Horrible vie Récapitulons la journée :
avoir vu plusieurs hommes de lettres dont l'un m'a demandé si l'on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d'une revue, qui a chaque objection répondait : " _C'est ici le parti des honnêtes gens ", ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de mains dans la même proportion, et celà sans avoir pris la précaution d'acheter des gants ; être monté pour tuer le temps pendant une averse, chez une sauteuse qui m'a prié de lui dessiner un costume de Venustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre , qui m'a dit en me congédiant: " ... vous feriez peut être bien de vous adresser à Z... ; c'est le plus lourd , le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs ; avec lui vous pourriez peut être aboutir à quelque chose. Voyez-le et puis nous verrons" ; m'être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n'ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j'ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf! est-ce bien fini ?
Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés , fortifiez-moi, soutenez-moi , éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous Seigneur mon Dieu ! Accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise .
(Charles Baudelaire Petits poèmes e n prose XII )
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