samedi 5 novembre 2011

Virginia Woolf / Nicolas de Staël . Les vagues ... Comme les vagues de la mer lavent les flancs d'un navire naufragé...

Le  fort  carré d'Antibes  (Nicolas  de Staël )



Les vagues 
   
(Virginia Woolf)

Le soleil  s’était enfin couché.  Le ciel  et la mer se  confondaient. Les vagues  déferlantes  étalaient sur  la  rive leurs larges  éventails, faisaient  pénétrer  de  blanches ombres  dans les profondeurs sonores  des  cavernes, puis reculaient  en  chantant  sur le  gravier.
L’arbre  secouait ses  branches , et  des  feuilles  éparses  tombaient  à  terre.  Elles se  posaient  avec une précision parfaite  à  l’endroit exact  où  elles attendraient la  pourriture. Le  vase brisé  qui  tout  à  l’heure avait  contenu la rouge lumière ne versait plus dans le  jardin que des  rayons  noirs et  gris. D’épaisses ténèbres rendaient plus  obscur encore le  vert sous-sol des plantes.  La  grive  se  taisait  et  un  mouvement  de  succion  ramenait  le  ver à l’intérieur  de  son  gîte étroit. De  temps à  autre,  un   fétu de paille  blanchi , arraché à  un nid  abandonné, tombait  dans l’herbe  sombre  où pourrissaient  des pommes. La  lumière  ne  dorait  plus la  cahute  du  jardinier , et la  toile  d’araignée , vide  de  mouches,  pendait  à  un  clou . Toutes les couleurs  s’étaient mélangées  dans la  chambre. Les coups de  brosse  de l’artiste devenaient maladroits  et lourds ;  les  bahuts  et les  chaises  mêlaient leurs masses brunes dans une  vaste épaisseur  de noir. Du  plafond  au  plancher, les  ténèbres tapissaient le mur  de  leurs immenses ,  de leurs  tremblants  rideaux.  Le  miroir  était pâle  comme l’entrée d’une  caverne ombragée  de  plantes grimpantes.
Les  fermes collines  semblaient  avoir  subi  une  déperdition  de  substance… D’errantes lumières  trainaient leurs panaches  sur  des routes invisibles et  comme  englouties,  mais  nulle lueur  ne s’épanouissait au  creux de l’aile  repliée   des  collines  , et   l’on  n’entendait  aucun  bruit,  sauf le  cri  d’un  oiseau en  quête  du plus solitaire  des  arbres. Au  bord  de la  falaise ,  le  murmure  du  vent qui  avait passé  sur l’étendue  des forêts  se  rencontrait  avec celui  de l’eau  refroidie dans les innombrables  et  vitreuses profondeurs  de l’océan.
Les ténèbres roulaient leurs  vagues  dans l’espace recouvrant les maisons ,  les collines,  les  arbres comme les  vagues  de la mer   lavent  les flancs d’un  navire naufragé . Les  ténèbres noyaient  les rues  , tournoyant  autour  des passants  solitaires, et les  submergeaient  tout  entiers ;  elles engloutissaient  les couples d’amants enlacés sous les sombres  arbres tout  ruisselants  de leur  feuillage  d’été . Les  ténèbres  déroulaient leurs vagues le long  des pistes  perdues dans l’herbe, sur l’épiderme  craquelé du  sol , enveloppant le  buisson  d’épines solitaire et  la coque  vide  du  colimaçon  gisant  à  ses pieds. Les  ténèbres montaient plus haut,  s’essoufflaient   sur les flancs nus  des collines, atteignaient  enfin les  sommets érodés , les sommets à  vif  des montagnes où  la neige  demeure à  jamais sur le  roc dur, même  lorsque les  vallées sont pleines  d’eaux  vives, de vignes jaunissantes,  et  de jeunes filles  assises  sur  des  balcons qui  regardent la neige,  en  s’ombrageant le  visage  avec un éventail .  Les ténèbres couvraient  aussi  les jeunes  filles  .

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