Le fort carré d'Antibes (Nicolas de Staël ) |
Les vagues
(Virginia Woolf)
Le soleil s’était
enfin couché. Le ciel et la mer se
confondaient. Les vagues
déferlantes étalaient sur la
rive leurs larges éventails,
faisaient pénétrer de
blanches ombres dans les
profondeurs sonores des cavernes, puis reculaient en
chantant sur le gravier.
L’arbre secouait
ses branches , et des
feuilles éparses tombaient
à terre. Elles se
posaient avec une précision
parfaite à l’endroit exact où
elles attendraient la pourriture.
Le vase brisé qui
tout à l’heure avait
contenu la rouge lumière ne versait plus dans le jardin que des rayons
noirs et gris. D’épaisses
ténèbres rendaient plus obscur encore
le vert sous-sol des plantes. La
grive se taisait
et un mouvement
de succion ramenait
le ver à l’intérieur de
son gîte étroit. De temps à
autre, un fétu de paille blanchi , arraché à un nid
abandonné, tombait dans l’herbe sombre
où pourrissaient des pommes.
La lumière ne
dorait plus la cahute
du jardinier , et la toile d’araignée
, vide de mouches,
pendait à un
clou . Toutes les couleurs s’étaient
mélangées dans la chambre. Les coups de brosse
de l’artiste devenaient maladroits
et lourds ; les bahuts
et les chaises mêlaient leurs masses brunes dans une vaste épaisseur de noir. Du
plafond au plancher, les
ténèbres tapissaient le mur
de leurs immenses , de leurs
tremblants rideaux. Le miroir était pâle
comme l’entrée d’une caverne
ombragée de plantes grimpantes.
Les fermes
collines semblaient avoir
subi une déperdition
de substance… D’errantes
lumières trainaient leurs panaches sur
des routes invisibles et comme englouties,
mais nulle lueur ne s’épanouissait au creux de l’aile repliée
des collines , et
l’on n’entendait aucun
bruit, sauf le cri d’un oiseau en
quête du plus solitaire des
arbres. Au bord de la
falaise , le murmure
du vent qui avait passé
sur l’étendue des forêts se
rencontrait avec celui de l’eau
refroidie dans les innombrables
et vitreuses profondeurs de l’océan.
Les ténèbres roulaient leurs
vagues dans l’espace recouvrant
les maisons , les collines, les
arbres comme les vagues de la mer
lavent les flancs d’un navire naufragé . Les ténèbres noyaient les rues
, tournoyant autour des passants
solitaires, et les
submergeaient tout entiers ; elles engloutissaient les couples d’amants enlacés sous les
sombres arbres tout ruisselants
de leur feuillage d’été . Les
ténèbres déroulaient leurs vagues
le long des pistes perdues dans l’herbe, sur l’épiderme craquelé du
sol , enveloppant le buisson d’épines solitaire et la coque
vide du colimaçon
gisant à ses pieds. Les ténèbres montaient plus haut, s’essoufflaient sur les flancs nus des collines, atteignaient enfin les
sommets érodés , les sommets à
vif des montagnes où la neige
demeure à jamais sur le roc dur, même
lorsque les vallées sont
pleines d’eaux vives, de vignes jaunissantes, et de
jeunes filles assises sur des balcons qui
regardent la neige, en s’ombrageant le visage
avec un éventail . Les ténèbres
couvraient aussi les jeunes
filles .
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