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A ces mots l'enthousiasme est unanime
et la tenue de soirée est de rigueur
et le grand édifice judiciaire s'embrase d'un magnanime feu d'artifice
et il y a beaucoup de monde aux drapeaux
et les balcons volent dans le vent
et le grand orchestre francophilarmonique des gardiens de la paix
rivalise d'ardeur et de virtuosité avec le grand bourdon de Notre-Dame des Lavabos de la Buvette du Palais
Et la Misère ahurie abrutie résignée
entourée de tous ses avocats d'office
et de tous ses indicateurs de police
est acquittée à l'unanimité plus une voix
celle de la conscience tranquille et de l'opinion publique réunies
Et solennellement triomphalement reconnue d'utilité publique
elle est immédiatement
libéralement légalement et fraternellement
rejetée sur le pavé
avec de grands coups de pieds dans le ventre
et de bons coups de poing sur le nez
Alors elle se relève péniblement
excitant la douce hilarité de la foule
qui la prend pour une vieille femme saoule
et se dirige en titubant aveuglément
vers le calme
vers la paix
vers le lieu d'asile
vers la Seine
vers les quais
Tiens te voilà qu'es belle et qui m'plais
Et la misère tressaille dans sa vieille robe
couverte d'ordures ménagères
en entendant cette voix de porcelaine brisée
et elle reconnaît Charlot le Téméraire
dit la Fuite du Perd son temps
un de ses plus vieux amis un de ses plus fidèles amants
et elle se laisse tomber sur la pierre
près de lui en sanglotant
Si tu savais dit-elle
Je sais
dit le laveur de chiens
Et ce que je ne sais pas je le devine et ce que je ne devine pas
je l'invente
Et ce que j'invente je l’oublie
Alors fais comme moi ma jolie
regarde couler la Seine et raconte pas ta vie
Ou bien alors
parle seulement des choses heureuses
des chose merveilleuses rêvées et arrivées
Enfin je veux dire des choses qui valent la peine
mais pour la peine pas la peine d'en parler
Tout en parlant il trempe dans la rivière
un vieux mouchoir aux carreaux déchirés
et il efface sur le visage de la Misère
les pauvres traces de sang coagulé
et elle oublie un instant sa détresse
en écoutant sa voix éraillée et usée
qui tendrement lui parle de sa jeunesse
et de sa beauté
Rappelle-toi je t'appelais Miraculeuse
parce que tu habitais au sixième
sur la cour des Miracles
près du lit il y avait des jacinthes bleues
et jamais je n'ai oublié
une seule boucle de tes cheveux
Rappelle-toi je t'appelais Frileuse
quand tu avais froid
et je t’appelais Fragile
en me couchant sur toi
Rappelle-toi la première nuit
la première fois
les nuages noirs de Billancourt
rôdaient au-dessus des usines
et derrière eux
Les derniers Feux du Point du Jour
jetaient sur le fleuve
de pauvres lueurs sanglantes et rouges
C'était l'hiver
et tu tremblais comme ces pauvres lueurs
mais dans le velours vert de tes yeux
flambaient les dix sept printemps de l'amour
Et je n'osais pas encore te toucher
simplement je regardais
le souffle de ton joli corps
qui dansait devant ta bouche
Rappelle -toi comme nous avons marché doucement
sur le Pont de Grenelle
sans rien dire
Et n'oublie pas non plus l' île des Cygnes
ma belle
avec ses inquiétants clapotis
ni la statue de la Liberté
surgissant des brouillards du fleuve
qui drapaient autour d'elle un triste voile de veuve
Rappelle-toi les clameurs du Vel'd'Hiv
n'oublie pas la grande voix de la foule dispersée par le vent
Et le pont Alexandre
avec ses femmes nues
et leurs grands chevaux d'or
immobiles cabrés et aveuglés
par les phares du Salon de l' Automobile
les feux tournants du Grand palais
Et de l'autre côté
les Invalides gelés
braquant leurs canons morts
sur l'esplanade déserte
Et comme nous sommes restés longtemps
serrés l'un contre l'autre
tout près du Pont de la Concorde
Rappelle-toi
nous écoutions ensemble
résonner dans la nuit
le doux souvenir des marteaux de l'été
quand l'été matinal
se hâte d'assembler les charpentes flottantes
du décor oriental des Grands Bains Deligny
Rappelle-toi
nous évoquions ensemble
le fou rire des filles
franchissant la passerelle le maillot à la main
et les ogres obèses sortant des ministères à midi
et qui tentent désespérément d'apercevoir
entre les toiles flottantes verticalement tendues
un peu de chair fraîche
et nue
Nue
Et ma main a serré davantage ton bras
Rappelle-toi
Je me rappelle
dit la Misère
Deux heures sonnaient
à la grande Horloge de la gare d’Orsay
et quand tu m'as entraînée vers la berge
il n'y avait pas d'autres lumière
que celle d'un bec de gaz abandonné
devant le Palais de la Légion d'Honneur
Mais le sang pâle et ruisselant
du dernier quartier de la lune
blessée par un trop rude hiver
éclaboussait le paysage désert
où se dressaient
ensoleillées dans la clarté lunaire
d'immenses pyramides de sable
et de pierres
Tu te rappelles comme si c'était hier
dit le vieux réfractaire
et même que tu as dit en souriant
Comme c'est beau
on se croirait en Egypte maintenant
et c'est vrai
que c'était beau ma belle
beaucoup trop beau pour ne pas être vrai
Et c'était vraiment l' Egypte
et c'était aussi vraiment
les eaux calmes et chaudes du Nil
qui roulaient silencieusement entre les rives de la Seine
Et le sang ardent de l'amour
coulait dans nos veines
Rappelle-toi
Tu étais couchée sur un sac de ciment
dans un coin à l'abri du vent
et quand j'ai posé ma main glacée
sur la douce chaleur de ton cœur
ton jeune sein soudain s'est dressé
comme une éclatante fleur
au milieu des jardins secrets
de ton jeune corps couché
caché
Et n'oublie pas la plus belle étoile ma belle
celle que tu sais
N'oublie pas l'astre de ceux qui s'aiment
l'astre de l'instant même de l'éternité
l'étourdissante étoile du plaisir partagé
Qui pourrait l'oublier
Et la Misère
souriante et presque consolée
regarde la lumière qui baigne la cité
Près d'elle
un vieux chien mouillé tressaille
en entendant le cri d'un remorqueur
saluant encore une fois la fin d'un nouveau jour
Et là-haut
dans le doux fracas de la vie coutumière
la Samar et la Belle jardinière
descendent en grinçant des dents
leurs lourds rideaux de fer
Sur l quai de la mégisserie
les petits patrons des oiselleries
parquent déjà dans leur arrière - boutique
les perruches les rats blancs les poissons exotiques
mais avant de rentrer dans l'ombre horrible
un pauvre singe bleu
jette un dernier et douloureux regard
sur le Pont des Arts
où se promène
un grand lion rouge furieux
Ce grand lion rouge
c'est le Soleil
qui traine encore un peu avant de s'en aller
Tout à l'heure les flics de la Nuit
à grands coups de pèlerine
vont venir le chasser
Et c'est pour cela qu'il fait la gueule
et qu'il n'est pas content
et qu'il secoue en rugissant
sa grande crinière crépusculaire
sur les passants
Et les passants se fâchent tout rouge
et clignent des yeux
Alors le grand lion rouge se marre
et il se fout d'eux
et il caresse en s'en allant
de sa grande patte rousse
nonchalamment
les reins et les fesses d'une femme
qui s'arrête brusquement
songeant à son amant
et regarde la Seine en frissonnant .
Dieu, que ce poème est beau !
RépondreSupprimerMerci, Monsieur Prévert ... je vous salue bien bas !
Merci pour lui ma Sunny . J'ai encore quelques photos à ajouter pour les parties I et II et ce seront encore surement des souvenirs de notre si belle balade à Paris !
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