mardi 12 juin 2012

Le "gris " de Tolkien



En  écho   au   beau poème  de  René "Ciels  amnésiques  ....." inspiré  par  une   photo  anonyme   …..

Quel regard oubliera
les ciels amnésiques
oublieux des brillances
Et du partage  de la lumière ?

Quel cœur ne regretterait pas l’émotion  de la  palette délaissée
D’ un peintre au baroque monochrome
Qui n’aurait de symphonie
Qu’un gris  ayant éteint toutes les couleurs

En dehors des saisons,
En dehors d’un avenir de lumière et fulgurance
Si aujourd’hui est semblable à demain…?
Comment  continuer, à clore les yeux  et l’âme

Sans l’exhaltation des possibles
Qui portent ce pas et le suivant  *
La nuit juste avant la clairière
Vers de meilleurs lendemains?

RC    8 juin 2012

J’aimerais   revenir  sur  cette  passion  du  gris    qui  nous  inspira  sur  un forum   dédié  à   Tolkien (2) … une   enrichissante  et  bien  agréable  discussion  à  propos  de  l’usage  de    la couleur  grise  et  sur  les  effets  produits  sur  les  lecteurs   du   S.D.A.  et  plus  généralement   sur    un  procédé   poétique  ou  littéraire hautement suggestif   ..
J’avais conservé  quelques  unes  de nos  contributions en  vue  d’une    synthèse   plus  élaborée   que  bien  entendu je n’ai  jamais  réalisée   et  qui  pourtant  me  semblait  pleine  de   promesses  .

J’avais  en  fait  remarqué   cette   accumulation  de  gris   dans  l’ouvrage  du  professeur  d’  Oxford  qu’on  ne   saurait  accuser  ni   de   faiblesse  de  vocabulaire   compte   tenu  de  son  érudition  notamment  dans  le  domaine  de  la linguistique  ou  de  la   philologie , pas  plus  qu’on  ne pourrait  l’accuser  de  négligence  ,  lui  qui passa  sa vie   a  lire   et  relire  scrupuleusement  ses  textes , cent  fois  remis  sur le métier  afin  d’en  peser  chaque  mot .
Or   et  me  prenant  au  jeu  j’avais  relevé   en  m’attardant  seulement  sur   quatre  chapitres :

Chapitre VII :Le miroir de Galadriel : 24 pages, 9 occurrences de gris ,11 si on tient compte de Gandalf le Gris.
Chapitre VIII :L’Adieu  à la Lorien : 19 pages et 10 occurrences
Chapitre IX : Le grand fleuve : 26 pages et 10 occurrences
Chapitre X :La Dissolution de la communauté : 19 pages et seulement 2 occurrences

Rappelons : Dans le 1er de ces chapitres "le miroir  de  Galadriel" nous pénétrons dans la Lorien .  dernier  refuge des   grands  ElFes  préservé  des  agissements du  Mal par  la  puissance  de   Galadriel  et  de  Celeborn .   La lumière éclate partout, c’est une avalanche de blanc, d’or et d’argent , un éblouissement !
Pour moi ces 9 ou 11 gris venaient tempérer la lumière, modérer notre enthousiasme joyeux car  c’est  dans un Eden menacé par les ténèbres qui lentement   et  inexorablement  s’insinuent que nous pénétrons. Ils  sont  une invitation à nous rappeler que la Communauté apporte avec elle le souci comme  elle  annonce  l’achèvement  prochain du  destin   des  elfes.

Dans "l’Adieu à la Lorien"  la répétition est flagrante (10 occurrences pour 19 pages !) Nul doute qu’elle traduise avec insistance, la mélancolie du départ et de  la  séparation . Mais quel degré d’ intensité commune ou permanente suggère ce coloris  par  excellence  indéfini ? Qu’est-ce,  pour  chacun  de  nous, que  le  gris d’une  nuit  grise ?  Est-elle d’un gris profond , angoissant ou mystérieux, nostalgique  ou encore simplement vaguement triste ?
Même procédé dans le chapitre suivant "Le  grand   fleuve" mais avec moins d’insistance ; ce n’est qu’un prolongement du chapitre précédent et le sentiment de séparation s’estompe.

Chapitre X « La dissolution de la communauté « : Ici nous ne trouvons que 2 occurrences pour 19 pages .
C’est évident l’auteur a repris en main la narration, nul besoin de liberté pour le lecteur .

- Procedé  littéraire  et  aspect  suggestif

Par  deux  fois  j’ai  retrouvé   un  procédé  littéraire qui lui  ressemble   :

 1 ) Chez   l’Homère  de   Pierre  Carlier  qui  fait une   allusion   possible   au  procédé   littéraire à  propos  des  épithètes  grecques réitérées dans la  poésie   de   tradition orale : « « « « Faut-il attribuer ce style formulaire à la pauvreté d’imagination du poète ou doit-on au contraire y voir la marque d’une esthétique raffinée soucieuse de ménager de subtils échos ? » » »

 2) Et  encore plus  éedifiant  dans  une   étude  de E. Legouis (1)   sur   la   littérature   et  l’usage  du  mot  " cler"
……

Legouis disons-le tout de suite préférait  la poésie Anglaise née avec Chaucer plutôt que l’Anglo-Saxonne et se plaisait à démontrer le positif que le franc-normand avait apporté à la langue Anglaise.
En substance, il reprochait à l’anglo-saxon et aux textes anciens cette austérité, ce pessimisme, ce scepticisme pour le bonheur terrestre, exprimé dans une langue qu’il disait assombrie par l’accumulation des consonnes, au détriment des voyelles sonores qui avait produit un lexique empreint de tristesse et de mélancolie.
Selon lui, donc, les normands auraient apporté avec notre vieux français , la lumière qui devait en quelques siècles illuminer la langue et la poésie anglaise.
Je vous épargne la longue démonstration très imagée et un  peu emphatique.
Mais l’intérêt de ce texte ici, réside dans le fait que cette lumière, cette clarté, Legouis l’attribuait à des expressions colorées, à la prédominance des voyelles sonores et en particulier à un mot dont il a relevé la redondance dans plusieurs textes de l’époque de référence notamment dans La Chanson de Roland :
« « Le propre de la langue d’oil était en somme moins la couleur que la simple lueur, la lumière blanche ou encore cette transparence de l’eau de roche de la fontaine pure sur un lit de sable fin……..
« « Le mot « cler » (clair) qui exprime cette sensation est en lui-même une véritable réussite et sa valeur a été si bien sentie par nos vieux poètes qu’ils en ont fait leur vocable préféré, le mot qui donne à leurs poèmes leur atmosphère.
C’est le mot de prédilection du chantre de Roland et il serait curieux de compter les vers où il figure dans l’épopée faisant tableau par l’heureuse place qu’il occupe »
(Suivent les vers de la Chanson de Roland qui contiennent ce mot)
Legouis poursuit :
Cette même blancheur est partout dans Chrestien de Troyes
(4 vers de Chrétien)
« Or c’est de la perception de cette lueur et de l’effort fait pour les reproduire que naitront les premiers beaux vers de la langue Anglaise renouvelée du 14siècle. Il n’est pas seulement curieux, ; il est hautement significatif d’y voir notre mot « cler » repris alors et employé à peine moins copieusement (et pour des effets semblables ) qu’il l’avait été chez nous »
Et Legouis de citer moultes exemples pris chez Chaucer .
Il poursuit sa démonstration pour divers vocables ou expressions qui par leur emploi répétitif créent l’atmosphère d’un texte.

La redondance  de  gris  agirait  alors   comme  la   tonalité  générale  d’un  tableau,  une peinture  d’atmosphère…. Mais  de  quelle type  d’atmosphère ?
Autant  le  mot   Clair  (Cler)   pris  pour  exemple    par   Legouis  ,  est  précis  ,  et   « clair «  univoque  , autant  le   gris  est  vague   indéfini  et  incertain .

Emotions plurielles, ambiguité  du  gris, abstraction  du  gris ,notre  part  de   subjectivité .

On  s’entend  généralement je pense  sur  les  émotions caractéristiques   imputées   au  gris :
D'abord , ce qu’il n’est  pas   : il n’exprime jamais une idée d’euphorie, de franchise, de netteté, de clarté, d’évidence.
Il produit  plutôt une  impression    de   feutré , vaporeux  , délicat  quand  il  s’inscrit  dans un registre  d’harmonie    et  de  serenité  .On  pense  aussi   à  tout  ce  que  cet  adjectif   peut traduire ,  d’inquietant,  d’angoissant ,de  menaçant où  il  est flou , incertain et  mystérieux  …


La symbolique « positive » comporte immédiatement son corollaire tout aussi prégnant :le gris des « rôdeurs », n’est-il pas  à la fois celui du secret, de la dissimulation, le gris des Elfes  évoque une forme d'élégance très épurée, sobre, discrète et raffinée à la fois mais il trahit aussi leur appartenance ambiguë au monde des hommes.

Pas plus de  repères   dans le  livre où en  l'absence   de  référent  unique ,  l’adjectif  qualifie  une  infinité  d’objets   dont il  s’enrichit :
…..Des capes grises , des bateaux gris, des cordes grises , des flots gris, du bois gris …. un monde gris, un pays gris, une nuit grise...


Comment expliquer qu’un terme unique puisse véhiculer tant d’émotions diverses, tant de  sentiments ?
Il me semble que  dans un premier temps,il agit essentiellement pour nous  mettre  en  situation, une situation  où  notre  esprit   se  dispose   à  accueillir  un objet  sur lequel  devra  interviendra   notre   propre  imaginaire   et il ne prend sa signification que dans  un  second  temps attaché à un autre terme, à une autre expression , à  un  autre  contexte, à  une  autre mémoire.
Il est ce à quoi chacun de nous apporte sa propre réponse , son degré d’intensité émotionnelle, peut-être « la part du lecteur »  !
Le gris serait alors notre instrument ou notre palette personnels  pour nous introduire  activement   dans l’œuvre  que  nous  propose son  auteur .


 (1) Histoire  de la  littérature  anglaise  E. Legouis et  L. Cazamian
(2)  http://www.jrrvf.com/haut.shtml

2 commentaires:

  1. Eh bien, quel billet passionnant ! Je vais le relire plusieurs fois pour bien l'assimiler. Merci mille fois.

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  2. Merci Edith, En espérant qu'il ne manque pas trop de "clarté" ;-). Je l'ai un peu amputé car bien d'autres arguments pourraient être retenus sur cette couleur indécise . Je me souviens qu'un ami avait évoqué très joliment l'idée du Leitmotiv .
    Dans sa gamme infinie c'est une couleur qui je crois intéresse tous ceux qui approchent la peinture , Tolkien était de ceux -là et par ailleurs , le langage ( plutôt la Langue) sa grande spécialité.

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