« Que serait un monde sans la musique ? », disait un certain… « Que serait un monde sans images, sans couleurs, sans les mots ? Que serait l’homme sans émotions ? Son cœur est un luth suspendu ; sitôt qu’on le touche, il résonne. » – de Béranger
Friedrich : Nuit de lune avec bateaux sur la Baltique
Hymnes à la nuit
de Novalis
III
"[...... ] Souvenirs et regrets confluèrent dans un monde nouveau, insondable. C'est ainsi que tu me subjuguas, ô extase de la Nuit, endormissement du ciel. Le site se souleva doucement, et mon esprit planait au-dessus, délivré par une nouvelle aisance. Le tertre funéraire devint nuage de poussière - à travers le poudroiement, je vis les traits transfigurés de la Bien-Aimèe. Léternité reposait dans ses yeux. Je lui pris les mains, et nos larmes formèrent un lien étincelant, indissoluble. Des millénaires passèrent, s'éloignant comme une suite d'orages. A son cou, je versais des pleurs délicieux devant cette vie neuve. Ce fut le premier, l'unique rêve, et c'est depuis lors que j'éprouve une foi éternelle, inébranlable, en le firmament de la Nuit et sa clarté qui l'illumine, la Bien-Aimée..
Perlman and Barenboim-Mendelssohn Concerto E Minor(1)
On n'échappe pas à la Mélancolie !
Caspar David Friedrich Moine au bord de la mer
Telle est la tristesse inséparable de toute vie finie, […] une tristesse […]qui jamais ne devient effective et sert à donner la joie éternelle de la surmonter. De là viennent le voile d’affliction qui s’étend sur toute la nature, la mélancolie profonde et inaltérable de toute vie.
Il n’y donc de vie qu’en la personnalité : or toute personnalité repose sur un fond obscur, qui doit aussi servir de fond à la connaissance.
(Schelling, De l’essence de la liberté humaine)
Schelling parmi d’autres , attache à la vie humaine une tristesse foncière, inéluctable. Plus particulièrement, cette tristesse est le fond obscur auquel s’ancrent la conscience et la connaissance. Et ce fond obscur doit être en vérité la base de toute perception, de tout processus mental . La pensée est rigoureusement indissociable d’une « inaltérable et profonde mélancolie. ». La cosmologie actuelle offre une analogie à la croyance de Schelling. Celle du « bruit de fond », des longueurs d’onde cosmique fuyantes mais incontournables, qui sont les vestiges du Bing Bang », de l’avènement de l’être. Dans toute pensée selon Schelling, ce rayonnement primitif, de cette » matière obscure », est une tristesse , une affliction (Schwermut), qui est aussi créatrice. L’existence de l’homme, la vie de l’intelligence signifie une expérience de cette mélancolie et la capacité vitale de la surmonter . Nous sommes pour ainsi dire créés « attristés ». Dans cette notion, il y a sans conteste, ou presque, le « bruit de fond » des relations bibliques, causales, entre l’acquisition illicite du savoir, de la discrimination analytique, et le bannissement de l’espèce humaine de toute innocente félicité. Un voile de tristesse (tristitia) recouvre le passage, si positif soit-il, de l’homo à l’homo sapiens. La pensée est porteuse d’un legs de culpabilité.
[…] Nous pouvons l’espace d’un instant retenir notre souffle. Que nous puissions retenir notre pensée est loin d’être évident…[…] . La vraie cessation de pulsation de la pensée … c’est la mort.
D’où l’idée en partie gnostique, que Dieu seul peut se détacher de sa propre pensée en un hiatus essentiel à l’acte de création.
Mais revenons à Schelling et à l’affirmation qu’une tristesse nécessaire, un voile de mélancolie s’attache au processus même de la pensée, à la perception cognitive. Pouvons-nous essayer d’en éclaire quelques raisons ? sommes-nous en droit de demander pourquoi la pensée humaine ne devrait être joie ?
"The Rime of the Ancient Mariner Parts 1 & 2" by Samuel Taylor Coleridge (poetry reading)
[….]
Assis sur une pierre, l’Invité des Noces
Ne peut faire autrement , certes, que d’écouter ;
Et voici ce que dit tout d’abord ce vieil homme,
Le Matelot à l’œil brillant :
« Le navire , sous les vivats, sortit du port :
D’un cœur allègre nous laissâmes
Filer derrière nous, l’église, la colline,
Et jusqu’au faite enfin de la tour du fanal,
Le soleil, au début, se levait sur bâbord ;
Du sein de l’onde surgissant !
Et il resplendissait : puis le soir, sur tribord,
Il s’abîmait dans l’océan.
De plus en plus haut il s’élevait chaque jour,
Jusqu’à ce qu’il planât, à midi, sur le mât… »
[....]
Et voilà ce que dit ensuite ce vieil homme,
Le matelot à l’œil brillant.
« Alors le souffle de la tempête surgit,
Et il se révéla tyrannique et puissant ;
Ce souffle nous frappa de ses ailes battantes
Et il nous pourchassa jusque loin vers le Sud.
Les mâts penchés, la proue s’engageant sous les lames,
Tel celui, poursuivi de coups et de huées,
Et qui, droit devant lui, fonce, tête baissée, Ainsi dérivait le navire, la tempête
Mugissait, vers le sud toujours nous fuyions.
Bientôt vinrent ensemble et la brume et la neige ;
Il fit un froid prodigieux ;
Et, plus haut que le mât, autour de nous flottèrent
De monstrueux glaçons, verts comme l’émeraude.
Les falaises de neige, à travers les rafales,
Sur les bords renvoyaient une clarté sinistre ;
Point ne rencontrions forme humaine ou de bête, -- La glace, de tous côtés nous entourait.
La glace était ici, la glace était là-bas,
La glace s’étendait, livide, à l’infini ;
Elle craquait, criait, et grondait et hurlait, --
Tels les bruits qu’on entend lorsqu’on s’évanouit !
Au bout d’un certain temps parut un Albatros ;
Vers nous l’oiseau venait à travers le brouillard ;
Et comme si c’eût été une âme chrétienne,
Au nom du Seigneur Dieu nous le hélâmes tous .
Il mangea des mets qu’il n’avait jamais mangés,
Et autour du vaisseau rôda son vol lunaire :
La banquise s’ouvrit dans un bruit de tonnerre ;
Le sage timonier nous lança droit dedans !
Car un bon vent du sud de l’arrière soufflait ;
L’Albatros nous suivit,
Et, dès lors, chaque jour, pour manger ou par jeu,
Il venait au premier appel du matelot !
Dans la brume ou la nue, sur le mât et sur les
Haubans, durant neuf soirs, il se percha ; tandis que
Tout au long des nuits, perçant la blanche fumée,
Froidement scintillait le blanc clair de Lune. »
« Que Dieu te sauve, vieux Marin,
De ces démons qui de la sorte te tourmentent !
Mais toi, pourquoi me regarder ainsi ? » --D’un coup
D’arbalète, notre Albatros, je l’abattis.
[…]
(Traduction de Henri Parisot , illustrations de Gustave Doré)
"La glace était ici, la glace était là-bas, La glace s’étendait, livide, à l’infini ;"
Schubert Sonate pour arpeggione et piano D.821 Ⅱ.Adagio Queyras/Tharaud
Ils ne se connaissaient pas depuis très longtemps... Elena toujours en quête de plaisirs esthétiques, l’esprit déjà tourné vers l’ Italie, eut l’idée de lui demander une ouverture sur la poésie italienne où elle avait le sentiment d'une faible représentation dans le courant romantique.
Il lui ouvrit la Grande Porte , celle de Léopardi
De ce jour allaient se fondre dans les sonorités mélodieuses de la langue italienne , son amour et le poète définitivement associés et vibrant dans toutes les fibres de son être. Son premier regard s’arrêta sur un court poème où les mots déjà en français comblaient ses goûts pour le lyrisme et ses aspirations au sublime ; en italien c’était « musique » : ample adagio dans une gamme resserrée alternativement , tendue, ascendante, attirée vers des sommets lumineux et prisonnière de sa condition terrestre : un promeneur solitaire arpentant la campagne entre ciel et terre , poème s'achevant sur ce vers magnifique :
E il naufragar m’è dolce in questo mare./ Et dans ces eaux il m’est doux de sombrer .