mardi 12 février 2019

Péguy par Romain Rolland



La  mort de  Jaurès

 (p467 à 469) 
Après  l’avoir  adoré aux heures  les  plus gaves de  l’affaire Dreyfus, Péguy  renia  Jaurès et   comme  il  était  excessif  en  toute chose,  l’amour se  transforma en  haine.
Romain  Rolland  témoin de  ces deux  émois traduit ans  les lignes qui suivent,  le tragique  de la  nouvelle   de  l’assassinat de  Jaurès   telle qu’elle  a  pu atteindre  Péguy  tandis qu’il   mettait  de  l’ordre  dans ses affaires  dans  les  jours  qui précédèrent son  départ  pour  le  front . 
 «  …. Le  31  juillet  à  10 heures du soir , Jaurès avait  été  assassiné . »
On  voudrait  penser  que  ce  fut cette nouvelle  qui  , 1er  Aout , fit tomber  la  plume  de la  main  de  Péguy .N’eut-il  pas le  frémissement des  paroles  meurtrières qu’il  avait écrites et de  celles que  moi-même  je lui ai  entendu dire - (s’il  me les a  dites  , à moi, à combien  d‘autres   n’a-t-il  point    les dire aussi ! )- sur  un ton de  fureur  concentrée :  « Nous  ne partirons  point pour le  front   en  laissant des traitres  vivants ,  derrière  notre dos ! « 
Halévy assure qu’à la  nouvelle   du  meurtre, Péguy  manifesta  une  « exultation  sauvage ».
Contre cette assertion,  Madame   Favre,  chez qui  Péguy passa  ses deux derniers  jours à  Paris, a  protesté avec  indignation.  Dans  ses « souvenirs »,    elle  a écrit,  à  la date du dimanche  2  aout :
« …vers  une  heure  entre Péguy, sous  l’uniforme de  lieutenant…
D’une  voix sourde,  les traits crispés, il me parle de   l’assassinat : « Crime affreux » - perte irréparable  répliquais-je . »
J’ai  insisté  pour qu’elle précisât  ses souvenirs :  «  Crime  odieux »  avait-il été  dit  par elle  ou  par  Péguy ?  par elle  «  m’a-t-elle avoué. « Et  pouvez- vous me  certifier, lui demandai-je, que le  sentiment  de  Péguy ait fait  écho  au  vôtre ? » 
Mme  Favre  m’a répondu : « Aucune  parole  de   protestation  n’a desserré ses  lèvres crispées, toute son attitude était celle  d’une terrassante, déchirante  douleur intérieure. Que  dire  de  plus ? Je ne  le  puis … Et  c’est ce que  ,  moi-même , j’ai respecté par  mon  propre silence,  pendant  les  jours encore qu’il passa  avec  moi. «  (Lettre  d’avril  1942)
Et dans  une  autre  lettre quelques  jours après :
Tout son être tendu,  raidi  sur  une douleur  refoulée au  plus creux de  lui-même,  était  le  symbole d’une  écrasante  fatalité ;  peut-être,  si  je  lui  avais  parlé  , l’aurais-je brisé ! … « 
A travers  ces  lignes, je ressens  le douloureux combat ,  qui  n’a  pas fini  de se   livrer dans les souvenirs de  cette noble femme,  si  digne de la confiance  de  Péguy,  si  passionnée  pour sa  mémoire – combat, conflit entre  sa  loi  d‘absolue vérité et son  appréhension  secrète que cette vérité ne fut  pas telle  que son  culte ardent  pour  Péguy le souhaitait. Car  le  fait est  qu’elle  n’a  pas  osé  insister,  pour rompre  le silence de Péguy et  pour  avoir de sa bouche  la  condamnation  formelle  du meurtre.
Pour  moi,  ayant  entendu   ce que j’ai entendu de la bouche de  Péguy et connaissant l’emportement  de ses  passions, je ne doute guère  qu’au  premier  choc  de  la  nouvelle il n’ait  eu  , comme  l’écrit  Halévy, un sursaut de  « sauvage  exultation ». Il était tout brûlant  de  la  fièvre de  la guerre. Enfin !  Il allait  partir  pour sa croisade. Et, sur ce  Jaurès  en qui  sa  haine aveugle   voyait un  traître et,  par l’éclat de son  génie, le  plus funeste  ennemi  de  la  France –Ô folie ! – la foudre vengeresse  venait de  tomber ! C’était comme  un  jugement  de  Dieu. J’entends le  hurlement  de   joie sacrée d’un  prophète de  l’Ancien  Testament …
Puis  au lendemain, au surlendemain,  les  souvenirs du  passé sont   revenus  l’assaillir, dans le silence de  la  nuit… La face  du mort, sa voix  chaude,  son  affectueuse  poignée  de  main  , les bons combats  livrés ensemble, et,  à son  égard , cette  puissante   indulgence, qui  l’exaspérait,  mais qui,  maintenant  l’accablait comme  un  reproche  muet. ..oui  , il a dû se sentir  alors, comme  Mme  Favre  l’a  dépeint, écrasé  par  la tragique  fatalité de  ce crime, qu’il  ne  pouvait  pas  tout ensemble, ne point abhorrer, et ne  point  juger nécessaire , selon  la  logique   implacable de son  fanatisme   jacobin , à l’autel  de  la patrie en  danger. Ce même  crime,  transposé,  d’un siècle en  arrière , aux temps héroïques de la Convention ,  ne  lui  eût  causé  aucun  remords, aucun regret . C’est bien  facile  de  se  prononcer  en  histoire ! Mais  nul  mieux que  Péguy ne connaissait  l’abîme qui  sépare  un  fait  passé d‘un  fait présent – et quand  le fait  serait   identique ! Ce sont deux mondes, et  dans celui  d’aujourd’hui  , il  y a  l’éclair  du  « se  faisant » qui se défait, du vivant qui meurt, et cet instant  est  un  infini. Ce n’est  point   l’esprit qui le   ressent, c’est la chair.  Je suis certain que  la chair de Péguy a frémi de  cette commotion  bouleversante.  Il lui eut fallu  pouvoir  tirer  au clair le tumulte de ses sentiments enchevêtrés et contraires. Et  il n’avait  plus  le temps.  Il  ne  pouvait se  permettre  ces examens de  conscience, lents  et  patients. L’heure avait sonné de   l’action.  Elle  exigeait qu’il  étouffât tout ce qui  pouvait  diminuer  son  énergie.  Le nom  de  Jaurès n’est  plus  prononcé. Et que  les  morts enterrent  leurs morts.

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