Un autre des dialogues « Dialoghi con Leuco ».
Ici, Calypso demande à Ulysse de choisir entre l'éternité avec elle et son retour à Ithaque.
Attention : On ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une traduction, je n'ai pas assez la maîtrise de la langue italienne mais c'est plutôt ce que la lecture de ce texte m'a inspiré, le sens que je lui ai donné. J'ai essayé de restituer les images qui sont nées de cette lecture, en cherchant le reflet d'une langue dans une langue différente, l'insistance particulière de formes poétiques, comme l'horizon, le silence, le destin, l'île cernée par l'horizon qui l'isole du reste du monde, les barrières que dressent les rochers pour séparer le réel et les songes. L'image aussi du temps qui fuit, figuré par son ensevelissement dans la terre où fond le souvenir de tout ce qui a été et ne reviendra pas car c'est la loi naturelle à laquelle même les dieux sont soumis et qu'ils acceptent dans un instant d'éternité.
Calypso : Ulysse, ce n'est pas si différent. Toi comme moi tu veux t'arrêter sur une île. Tu as vu et souffert toute chose. Je te dirai peut-être un jour ce que j'ai enduré. Tous deux nous sommes las d'un grand destin. Pourquoi continuer ? Que t'importe que cette île ne soit pas celle que tu cherchais ? Ici il n'arrive jamais rien. C'est un peu de terre et un horizon. Tu peux vivre ici toujours.
Ulysse : Une vie immortelle ?
Calypso : Immortelle, qui accepte l'instant présent. Qui ignore demain. Si cette idée te plaît, dis-le. Si seulement tu en es là.
Ulysse : Je croyais immortel celui qui ne craint pas la mort.
Calypso : Plutôt celui qui n'espère pas vivre. Certes, presque comme toi. J'ai beaucoup souffert comme toi. Mais pourquoi cette impatience de t'en retourner chez toi ? Tu es encore inquiet. Pourquoi les discours te poussent-ils à braver tout seul les écueils ?
Ulysse : Si demain je partais, serais-tu heureuse ?
Calypso : Tu veux en savoir trop mon cher. Nous parlons d'une vie immortelle. Mais si tu ne renonces pas à tes souvenirs et à tes rêves, si tu ne renonces pas à l'impatience et si tu n’acceptes pas les limites de l'horizon, tu n'échapperas pas au destin qui t'est réservé.
Ulysse : On parle toujours d’accepter un horizon. À quelle fin ?
Calypso : Se poser et ne plus questionner, Ulysse.
Mais t'es-tu jamais demandé pourquoi nous aussi nous cherchons le sommeil ? T'es-tu jamais demandé où vont les anciens dieux que le monde a oubliés ? Pourquoi s'enfoncent-ils dans le temps comme les pierres dans la terre ? Eux aussi pourtant sont éternels. Et qui suis-je, moi ? Qui est Calypso ?
Ulysse : Je t'ai demandé si tu es heureuse ?
Calypso : Ce n'est pas la question. Jusqu'à l'air de cette île déserte, qui maintenant vibre des rugissements de la mer et des cris des oiseaux, est trop vide. Dans ce vide il n'y a pas de place pour le regret. Mais sens-tu aussi certains jours, dans le silence en suspension, comme l'empreinte d'anciennes existences et de présences disparues ?
Ulysse : Donc toi aussi tu parles d'écueils à braver ?
Calypso : C'est une sorte de silence. Une chose lointaine et pratiquement effacée. Ce qui a été ne sera jamais plus. Dans le vieux monde des dieux, quand ma volonté présidait au destin, on m'a donné des noms effrayants, Ulysse. La terre et la mer m'ont obéi, puis je me suis fatiguée ; le temps a passé, j'ai voulu ne plus évoluer. Certains d'entre nous ont résisté à de nouveaux dieux tandis que d'autres se sont éloignés dans le temps ; tout évoluait mais aboutissait à la même chose ; ça ne valait pas la peine de vouloir à nouveau contester le destin. Alors j'ai connu mon horizon et compris pourquoi les anciens dieux s'étaient résignés devant nous.
Ulysse : Mais n'étaient-ils pas immortels ?
Calypso : Et je le suis Ulysse. Je n'espère pas vivre et je n'espère pas mourir. J'accepte l'instant, le présent. [Vous mortels, vous attendez quelque chose de pareil, la vieillesse et le regret.] Pourquoi ne veux-tu pas te poser avec moi sur cette île ?
Ulysse : Je le ferais, si je croyais que tu étais résignée. Mais toi aussi qui a été la maîtresse de toutes ces choses, tu as besoin de moi, d'un mortel qui t'aide à supporter.
Calypso : C'est un bien réciproque Ulysse. Il n'y a pas de vrai silence si on ne le partage pas.
Ulysse : N'en n'as-tu pas assez que je sois avec toi depuis tous ces jours ?
Calypso : Tu n'es pas comme moi Ulysse. Tu n'acceptes pas l'horizon de cette île. Et tu n'échappes pas au regret.
Ulysse : Ce que je regrette est cette part de moi-même, comme toi ton silence. Qu'as-tu perdu de toi le jour où la terre et la mer ont cessé de t'obéir. Tu t'es sentie seule et fatiguée et tu as renoncé à tes pouvoirs. Rien ne t'a été enlevé. Ce que tu es, c'est toi qui l'as voulu.
Calypso : Ce que je suis est presque rien. Presque mortelle, presque une ombre, comme toi. C'est un long sommeil commencé, on ne sait quand et tu es entré dans mon sommeil comme un rêve. Je crains l'aube, le réveil ; si tu t'en vas c'est le réveil.
Ulysse : C'est toi la déesse qui parles ?
Calypso : Je crains le réveil comme tu crains la mort. Voilà, alors j'étais morte, maintenant je le sais. Il ne restait de moi sur cette île que la voix de la mer et du vent. Oh ! Ce n'était pas souffrance. Je dormais. Mais quand tu es entré dans mon rêve tu portais une île en toi.
Ulysse : Depuis trop de temps je la cherche. Tu ne sais pas ce que c'est que d'apercevoir une terre, de scruter de tous ses yeux et chaque fois d'être déçu. Je ne peux pas accepter et ne plus chercher.
Calypso : Et pourtant Ulysse, vous les hommes vous dites qu'il ne faut pas chercher à retrouver ce qui a été perdu. Le passé ne revient jamais. Rien n’arrête la marche du temps. Toi qui as vu l'Océan, les monstres, l'Élysée, crois-tu que tu pourras reconnaitre les maisons, tes maisons ?
Ulysse : Toi-même tu as dit que je portais l'île en moi.
Calypso : Oh oui ! Mais changée, perdue, un silence. L'écho de la mer dans les rochers, un peu de fumée. Avec toi personne ne pourra partager. Les maisons seront pareilles au visage d'un vieillard. Tes paroles auront un sens différent des leurs. Tu seras plus seul qu'en mer.
Ulysse : Au moins je saurai que je dois m’arrêter.
Calypso : Ça n'en vaut pas la peine Ulysse. Celui qui ne s’arrête pas maintenant, immédiatement ne s'arrêtera jamais plus. Ce que tu fais, tu le feras toujours. Tu dois briser une fois le destin. Tu dois sortir du chemin et te laisser fondre dans le temps.
Ulysse : Je ne suis pas un immortel.
Calypso : Tu le seras si tu m'écoutes. Qu'est-ce que la vie éternelle sinon accepter l'instant qui vient, l'instant qui va. L'ivresse, le plaisir et la mort n'ont pas d'autre but. N'est-ce pas jusqu'à présent ce que fut ton errance inquiète.
Ulysse : Si je le savais je me serais déjà arrêté. Mais tu oublies une chose.
Calypso : Dis-moi.
Ulysse : Ce que je cherche, je l'ai dans le cœur, comme toi.
04/12/2016
04/12/2016
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