« Que serait un monde sans la musique ? », disait un certain… « Que serait un monde sans images, sans couleurs, sans les mots ? Que serait l’homme sans émotions ? Son cœur est un luth suspendu ; sitôt qu’on le touche, il résonne. » – de Béranger
samedi 2 juillet 2016
La voix lointaine , Yves Bonnefoy
La voix lointaine
I
Je l'écoutais, puis j'ai craint de ne plus
L'entendre, qui me parle ou qui se parle.
Voix lointaine, un enfant qui joue sur la route,
Mais la nuit est tombée, quelqu'un appelle
Là où la lampe brille, où la porte grince
En s'ouvrant davantage ; et ce rayon
Recolore le sable où dansait une ombre,
Rentre, chuchote-t-on, rentre, il est tard.
(Rentre a-t-on chuchoté, et je je n'ai su
Qui appelait ainsi, du fond des âges,
Quelle marâtre, sans mémoire ni visage
Quel mal souffert avant de naître.)
II
Ou bien je l'entendais dans une autre salle.
Je ne savais rien d'elle sinon l'enfance.
Des années ont passé, c'est presque une vie
Qu'aura duré ce chant, mon bien unique.
Elle chantait, si c'est chanter, mais non,
C'était plutôt entre voix et langage
Une façon de laisser la parole
Errer, comme à l'avant incertain de soi,
Et parfois ce n'était pas même des mots,
Rien que des sons dont les mots veulent naître,
Le son d'autant d'ombre que de lumière,
Ni déjà la musique ni plus le bruit.
III
Et je l'aimais comme j'aime ce son
Au creux duquel rajeunirait le monde,
Ce son qui réunit quand les mots divisent
Ce beau commencement quand tout finit.
Syllabe brève puis syllabe longue,
Hésitation de l'iambe, qui voudrait
Franchir le pas du souffle qui espère
Et accéder à ce qui signifie.
Telle cette lumière dans l’esprit
Qui brille quand on quitte, de nuit, sa chambre,
Une lampe cachée contre son cœur,
Pour retrouver une autre ombre dansante.
IV
Et la vie a passé , mais te garda
Vive mon illusion, de ces mains savantes
Qui trient parmi les souvenirs, qui en recousent
Presque invisiblement les déchirures.
Sauf : que faire de ce lambeau d'étoffe rouge ?
On le trouve dans sa mémoire quand on déplace
Les années , les images ; et , brusques , des larmes
Montent, et l'on se tait dans ses mots d'autrefois.
Parler, presque chanter, avoir rêvé
De plus même que la musique, puis se taire
Comme l'enfant qu'envahit le chagrin
Et qui se mord la lèvre, et se détourne.
V
Elle chantait, mais comme se parlant :
Qui a tiré sa barque sur la rive,
Qui a posé sa rame sur le sable,
Qui est passé, que nous ne savons pas ?
Qui d'un pied nu aura laissé l'empreinte,
Qui a rendu iridescente l'eau,
Qui préserva la braise sous la cendre,
Qui dessina ce visage d'enfant ?
C'était un chant de rien que quelques n ores,
Qui a voulu le chant dans la parole ?
- Nul n'a voulu, nul n'est venu ni parle,
Nul n'est passé, que nous ne sûmes pas .
VI
Et nul n'a bu au verre que je pose
Ni pris du fruit qui était devant moi,
Un peu de vent fait remuer la poussière
D'herbes sèches, de graines, sur le chemin.
L'été : un éblouissement comme est la neige,
Celle qui vient légère et ne dure pas,
Et rien de nous n'en trouble la lumière
D'eau qui s'est condensée puis s'évapore .
D'où la sérénité , même l'allégresse
De ces instants qui savent que n'est rien.
Flocon la main qui avait pris le verre,
Autres flocons l'été, le ciel, les souvenirs.
VII
Ne cesse pas, voix dansante, parole
De toujours murmurée, âme des mots
Qui et colore et disspe les choses
Les soirs d'été où il n'est plus de nuit.
Voix qui porte de l'être dans l'apparence,
Qui les mêle comme flocons de même neige,
Voix qui presque s'est tue, lorsque le rêve
Demanda trop et crut presque obtenir.
Et qui jouera à clore nos paupières
En se pressant riante contre nous,
Puis nous verrons ces signes sur le sable
Qu'égratigna en dansant son pied nu .
VIII
Ne cesse pas , voix proche, il fait jour encore,
Si belle est même la lumière, comme jamais.
Reviens dehors, petite vie dansante. Si le désir
De danser, même seule, t'enveloppe,
Vois , tu as sur le sable assez de lumière
Pour jouer avec l'ombre de ton corps
Et même, sans plus craindre, offrir tes mains
Au rire qui s'enténèbre dans les arbres.
Ô musique, ô rumeur de tant d'autres mondes,
N'est-ce pas là ce que tu désirais
Le soir qu'Amour te fit, comme il fut dit,
Le coeur serré dans la salle descendre ?
IX
Elle chantait : " Je suis, je ne suis pas,
Je tiens la main d'une autre que je suis,
Je danse parmi mes ombres, l'une se tourne
Vers moi, elle est riante, elle est sans visage.
Je dans avec mes ombres sur le chemin,
Je ne trouve qu'en elles , ma joie d'être,
Je sais pourtant qu'avant l'aube le fer
Déchirera l'étoffe de la danse.
Et je me tourne alors vers cette plus gauche,
Cette plus hésitante et comme étonnée
Qui se tient en retrait, dans la musique :
Vois, ce n'est que pour toi que je ris et danse. "
X
Et ombre elle était bien, une fantasque
Découpe du langage sur le ciel,
Ainsi nuées et arbres quand ils mêlent
Leurs fumées dans l'eau calme, et c'est le soir.
Ombre mais le seul bien qui soit au monde
Puisqu'elle puise à toute chose simple
L'eau qui déborde avec l'odeur des feuilles,
Du broc posé sue les dalles sonores.
XI
Elle chantait, et j'ai eu dans ses mots
De quoi presque finir ma longue guerre
Quand je venais près d'elle, Je touchais
Ses mains, je regardais ses doigts défaire
Ce fil qui a ses nœuds dans l'invisible.
2tait(elle dehors à jouer, une simple
Servante enfant qui a charge du monde ?
Était-elle la Parque , qui aurait moins
A mettre à mort qu'à mener sous des arbres
Où, souriante à qui serait près d'elle :
"Écoute, dirait-elle, les mots se taisent,
Leur son n'es t plus qu'un bruit, et le bruit cesse.
(Recueil : Les planches courbes)
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