Le Kalevipoeg s’inscrit dans la
vague d’impulsion des
nationalismes européens du XIXe siècle, favorisés par les
courants romantiques valorisant la culture
populaire. Aux hégémonies culturelles
imposées par les grandes puissances conquérantes ou voisines (germanique ou russe pour l’Estonie) s’oppose le besoin pour les
populations locales, d’affirmer leur identité spécifique qui trouvent ses racines au cœur des folklores et légendes populaires étouffés par les aristocraties dominante.
En 1839, encouragés par le succès du Kalevala finlandais publié en 1835, plusieurs intellectuels estoniens mais
également allemands (désignés germano-baltes estophiles) entreprirent de
reconstruire l’identité estonienne à partir
des contes et légendes préservés
dans les villages et campagnes par la tradition
orale. À cette
époque, l’Estonie fait partie de l’Empire russe depuis
plus d’un siècle mais la société
est dominée par une noblesse d’origine
allemande implantée depuis
le XIIIe siècle.
Récemment libérés du servage, entre 1816 et 1819, les
paysans sont néanmoins
alphabétisés en majeure
partie, grâce à l’action du clergé luthérien mais les livres sont soit religieux soit et
ou en langue allemande pour
la plupart et rares sont les œuvres littéraires estoniennes.
Reproduisant
la méthode d’Elias Lönnrot qui parcourut le territoire finlandais
pour recueillir, de la Carélie à la Laponie, la
matière de son épopée, les
intellectuels estoniens collectèrent les chants et les légendes encore vivants dans
les campagnes. Moins fourni que celui de la
Finlande, le terreau imposa plusieurs tentatives pour
composer une œuvre suffisamment homogène autour d’un héros populaire, le fils de Kalev, pendant du héros finlandais Väinämôinen. F.R. Kreutzwald fit aboutir le
projet d’abord en prose
puis en vers. Refusée par
la Société Savante
Estonienne, l’œuvre dût être imprimée et
publiée en Finlande en 1862.
La part créative
ou de fiction dans l’œuvre
de Kreutzwald est sans doute plus importante que chez Lönnrot, ce qui fait du Kalevipoeg une œuvre plus littéraire et ce qui
lui est parfois
reproché. Dans la forme également
il est très
inspiré du Kalevala : présentation du poème en
chants, règles de versification
(les reggivärs), parallélismes.
Donc beaucoup d’emprunts à l’épopée
finnoise mais qui peuvent se justifier par la proximité géographique, la similitude des aléas
historiques auxquels furent
soumis les deux peuples, mêmes convoitises de conquêtes territoriale ou religieuse qui ont favorisé pendant des siècles, des échanges permanents entre
les deux pays et
leurs populations, par-delà
les frontières politiques.
Images :
Pays
Setomaa, Estonie 2015 (Photographie de Bernard De Backer).
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_________
Friedrich Reinhold Kreutzwald commence
ainsi son poème déclinant dès le premier vers l’influence du Kalevala dans son œuvre :
Invocation
Vanémuiné*,
viens à
mon aide !
Un beau
chant remue dans mon âme,
Hérité des
gens de jadis :
J’ai désir de le
dévoiler.
Réveillez-vous, voix d’autrefois !
Livrez votre secret message,
La
geste de jours plus heureux,
La beauté de
temps plus chéris.
Et
toi, fille du barde sage !
Accours
depuis le lac d’Endel,
Où te
mirant dans l’eau d’argent,
Tu lissais
tes cheveux de soie.
Parlons
sans peur, ombres anciennes !
Montrons les visages enfuis,
Les
aventures de Kalev,
Héros vaillants et magiciens.
Dérivons
gaiement vers le Sud
Faisons quelques pas vers le Nord,
Où sont les pousses de bruyère
Et où
fleurissent les surgeons.
Ce que
j’ai glané dans mes
prés,
Labouré
dans les champs des autres,
Ce que le vent m’a envoyé,
Ce que les vagues m’ont versé,
Ce que j’ai bercé ans
mes bras,
Protégé contre
ma poitrine,
Ce que j’ai
dans le nid
de l’aigle,
Couvé longtemps avec tendresse,
J’en ferai résonner le chant
Dans les oreilles étrangères ;
Mes chers parents de
ce printemps
Se décomposent sous la terre,
Et ni mes trilles insouciantes,
Ni mes
vibrants roucoulements,
Ni les élans
de mon esprit
Ne parviendront à leurs oreilles.
Mon chant
je le chanterai
seul,
Joyeux pinson,
triste coucou.
Seul, je
dirai ma nostalgie
Et dans
le pré me fanerai.
** Forme estonisée du nom du barde finnois Vänämöinen
Résumé sur Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kalevipoeg
En 20 chants, elle relate les aventures de Kalev,
de son épouse Linda et
de son fils, Kalevipoeg, doté d'une force surhumaine.
Au
deuxième chant, Linda enterre son époux, Kalev, et érige une sépulture qui forme
la colline de Toompea à Tallinn. Inconsolable, ses larmes forment
le lac Ülemiste.
À
la fin d'une vie chargée d'exploits, Kalevipoeg meurt, victime d'une
malédiction, mais est ressuscité par les dieux. Il est chargé de veiller aux
portes de l'Enfer, pour empêcher le Diable d'en sortir.
Et au hasard un extrait du chant V, p 143
(Éditions Gallimard « À
l’aube des peuples »
Traduit de l’estonien, présenté et annoté
par Antoine Chalvin
[…]
Le fils de Kalev avançait
Par les prairies et les
vallées,
Au milieu des
immenses plaines,
Vers l’intérieur
de la
Finlande.
La chaleur était si
intense
Que la peau du
héros fumait.
Le vaillant Kalevipoeg
Escalada une falaise,
Sans s’arrêter, jusqu’au sommet :
Depuis le haut de
la colline,
Son regard
porterait plus loin.
En scrutant depuis le
sommet,
En portant au loin ses regards,
Le fils de Kalev aperçut,
Tout près d’un
profond précipice,
Un beau vallon plein
de verdure.
Là, à l’orée d’une forêt,
Était la ferme du sorcier,
Le repaire du
ravisseur,
L’abri ombragé du
brigand.
Pressant le pas, plein de rancune,
Le fils de Kalev approcha
Vélocement de ce vallon.
Il parvint dans
une prairie,
En vue du portail de la cour.
Le fils
le plus cher des
Kalev
S’arrêta là et regarda
De l’autre côté
du portail,
Dans la cour du sorcier du vent.
Les dépendances de la
ferme
Indiquaient un riche domaine.
Dans l’herbe auprès
de la maison,
Faisait la
sieste après manger,
Le sorcier du
vent de Finlande.
Dans l’enclos, à côté du pré,
Se trouvait un bosquet
de chênes.
Kalevipoeg y entra,
Déterra le plus gros des chênes,
L’arracha avec ses racines
Pour s’en faire
un gourdin solide.
Il cassa les plus
grosses branches,
Jeta au loin les plus petites,
Ne brisa pas les barbelures,
Ne rabota pas les chicots,
Laissa les plus grosses racines
Pour donner forme à sa massue.
Il prit le chêne par la cime,
Dans sa main l’outil de
torture
Pour rudoyer le ravisseur,
Bouter le bourreau de sa mère !
Le valeureux fils de
Kalev
Traversa vite la prairie,
Se mit à courir
dans la cour.
Ses pas pesants comme du plomb
Faisaient vibrer le gazon vert,
Trembler et osciller
la terre,
Frémir les monts et les vallées.
Le
sorcier du vent de Finlande
S’éveilla de son lourd sommeil,
Se libéra des liens
du songe ;
Il crut qu’un orage arrivait,
Que le tonnerre au
loin grondait,
Que Pikné, au sein des
nuages,
Roulait sur son
charriot de fer.
Puis en écarquillant les
yeux,
En ouvrant bien grand
les paupières,
Il vit l’ennemi au portail,
Celui par qui tremblait la terre,
Par qui vibrait le gazon vert.
Le sorcier sortit du
sommeil
N’eut pas le temps,
n’eut pas la force
De prendre la fuite en
courant,
De se réfugier en lieu sûr,
De voler sur l’aile
du vent,
De partir dans un tourbillon.
Le vaillant Kalevipoeg
Pénètre à présent dans la cour
En faisant siffler son gourdin,
En regardant le ravisseur.
Le sorcier du
vent de
Finlande,
Dans la détresse la plus noire,
Projette une poignée
de plumes
Qui virevoltent dans
le vent ;
Il souffle sur le duvet doux,
Le fait voler de tous
côtés,
Danser sur les
ailes du vent
Tournoyer sur le dos de l’air.
Il jette au vent des mots magiques,
Envoie des paroles puissantes
Donner corps à des créatures.
Par la force de ses formules
Par l’action des sorts du
sorcier,
Des soldats surgissent des plumes
En un clin d’œil, des coups de vents,
Des rafales tourbillonnantes
Firent tomber dru
comme grêle
Des cavaliers, des fantassins
Qui se pressèrent par centaines,
Virevoltèrent par
millier
Pour porter secours
au sorcier.
Les essaims de
soldats magiques,
Les créatures nées
dans l’air,
Les soutiens du sorcier du vent
Se répandirent dans le pré,
Se concentrèrent dans
la cour,
Comme une forêt s’abattirent
Sur les épaules de
Kalev.
[…]
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