Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !
(Paul Valéry , cimetière marin )
En refermant mon livre sur ces pages tout éblouies , ces vers de Paul Valéry se sont imposés!!
Il est si difficile de se séparer d'un livre dont nous voudrions graver chaque page dans notre mémoire . Parce que je crains que dans sa fuite , le temps ne les emporte une nouvelle fois, j'ai voulu en extraire les moments qui me parlent le plus et dont l'émotion contenue sera un guide loyal contre l'oubli .
Amicalement , je souhaite secrètement que vous trouviez du plaisir à les lire ...
Le papillon : Je me souvins d’un matin
où j’avais découvert un cocon
dans l’écorce d’un arbre, au moment où
le paillon brisait l’enveloppe et se préparait à sortir. J’attendis un
long moment, mais il
tardait trop , et moi j’étais pressé. Enervé je me penchai et me mis à
le réchauffer de mon haleine.
Je le réchauffais , impatient, et
le miracle commença à se dérouler
devant moi , à un rythme plus
rapide que nature. L’enveloppe s’ouvrit, le papillon sortit en se trainant, et je n’oublierai
jamais l’horreur que j’éprouvais alors : ses
ailes n’étaient pas encore
écloses et de tout son petit corps
tremblant, il s’efforçait de
les déplier. Penché au-dessus de lui, je
l’aidais de mon haleine. En vain.
Une patiente maturation était nécessaire
et le
déroulement des ailes devait
se faire
lentement au soleil ;
Maintenant il était trop
tard. Mon souffle avait
contraint le papillon à se montrer ,
tout froissé avant terme. Il
s’agita désespéré, et quelques
secondes après, mourut dans la
paume de ma main.
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !
(Paul Valéry , cimetière marin )
En refermant mon livre sur ces pages tout éblouies , ces vers de Paul Valéry se sont imposés!!
Il est si difficile de se séparer d'un livre dont nous voudrions graver chaque page dans notre mémoire . Parce que je crains que dans sa fuite , le temps ne les emporte une nouvelle fois, j'ai voulu en extraire les moments qui me parlent le plus et dont l'émotion contenue sera un guide loyal contre l'oubli .
Amicalement , je souhaite secrètement que vous trouviez du plaisir à les lire ...
Kazantzaki Zorba
Traduit du grec
par Yvonne Gauthier
Quelques extraits
Mais par moment
j’étais saisi de compassion. Une
compassion bouddhique, froide comme une
conclusion de syllogisme métaphysique. Compassion non
seulement pour les hommes, mais pour le monde entier qui lutte, crie, pleure, espère et ne voit pas
que tout n’est qu’une fantasmagorie du Néant. Compassion pour
les Grecs et pour le bateau,
et pour la mer, et pour moi ,
et pour la mine de lignite, et pour le manuscrit
de « Bouddha », pour
tous ces vains composés d’ombre et de lumière qui soudain
agitent et souillent l’air pur .
(p.24)
Ce paysage crétois
ressemblait, me parut-il, à la
bonne prose : bien travaillé, sobre, exempt de richesses
superflues, puissant et retenu. Il
exprimait l’essentiel avec les plus
simples moyens. Il ne
badinait pas, refusait
d’utiliser le moindre
artifice. Il disait ce qu’il avait
à dire avec une virile
austérité. Mais entre les
lignes sévères on distinguait une
sensibilité et une tendresse
imprévues ; dans les creux abrités, les citronniers et es orangers
embaumaient, et plus loin , de la
mer infinie, émanait une
inépuisable poésie.
_ La Crète,
murmurais-je, la Crète… et mon cœur
battait.
Je descendis de la
colline et pris le bord de
l’eau. Des jeunes filles jacassantes apparurent,
fichus blancs comme neige, hautes bottes
jaunes, jupes retroussées ;
elles allaient entendre la messe
du dimanche au monastère que l’on voyait là-bas, éblouissant de bancheur,
au bord de la mer.
Je m’arrêtai. Dès qu’elles
m’aperçurent, leur rire
s’éteignit. Leur visage, à la
vue d’un
homme étranger, se ferma
farouchement. De la tête aux pieds leur
corps se mit sur la défensive et
leurs doigts s’accrochèrent nerveusement
à leurs
corsages étroitement boutonnés.
Leur sang s’alarmait. Sur toutes
ces côtes crétoises tournées
vers l’Afrique, les corsaires
ont, des siècle durant, fait de soudaines incursions, ravissant les brebis, les femmes, le enfants. Ils les
ligotaient avec leur ceinture
rouges , les jetaient dans les cales et levaient l’ancre pour aller
les vendre à Alger, Alexandrie ,
Beyrouth. Des siècles durant, sur
ce rivage festonné de tresses
noires, la mer a retenti
de leurs pleurs. Je regardais
s’approcher les jeunes filles
farouches, collées l’une à
l’autre, comme pour former une
barrière infranchissable. Mouvements
sûrs, indispensables aux siècles passés
et qui reviennent aujourd’hui
sans raison, suivant le
rythme d’une nécessité disparue. (p41)
Je bourrai lentement
ma pipe et l’allumai. Tout à un sens caché dans ce monde, pensai-je.
Hommes, animaux, arbres, étoiles, tout n’est qu' hiéroglyphes ; heureux celui
qui commence à les
déchiffrer et à deviner ce qu’ils
disent, mais malheur à lui.
Quand il
les voit, il ne les comprend pas. Il croit que ce sont des
hommes, des animaux, des arbres , des étoiles. C’est seulement des
années après, trop tard, qu’il
découvre leur vraie signification. (p.56)
L’étonnement
Chaque soir
Zorba me promène à travers la Grèce, la Bulgarie,
Constantinople, je ferme les yeux et je vois. Il a parcouru
les Balkans, embrouillés et tourmentés, il a tout observe
de ses petits yeux de faucon, qu’il
écarquille à chaque instant, frappé de stupeur. Les
choses auxquelles nous sommes tous accoutumés et devant lesquelles nous passons
indifférents, se dressent devant
Zorba comme de redoutables énigmes. Voit-il passer une
femme, il s’arrête , ahuri :
-- Quel est ce
mystère ? demande-t-il. Qu’est-ce
que c’est qu’une femme , et
pourquoi nous fait-elle ainsi
tourner la cervelle ? Qu’est-ce que c’est encore que
ça, dis-moi un peu ?
-- Il s’interroge avec la
même stupeur devant un homme, un arbre en
fleur, un verre d’eau
fraîche. Zorba voit chaque jour
toute chose pour la première
fois. (p.63)
[…] l’univers était
pour Zorba, comme pour les premiers hommes,
une vision lourde
et compacte ; les étoiles
glissaient sur lui, la mer se
brisait contre ses tempes, il
vivait sans l’intervention déformante de la raison , la terre, l’eau
, les animaux et
Dieu . (p158)
Aujourd’hui il pleut
lentement et le ciel s’unit
à la terre avec
une tendresse infinie.
[…] Voluptueuses, toutes de chagrin , sont ces heures de
pluie fine. A l’esprit reviennent tous les souvenirs amers, enfouis dans le cœur—séparations d’amis, sourires de
femmes qui se sont éteints, espoirs qui ont perdu
leurs ailes comme des papillons dont il n’est resté que le ver. Et ce ver s’est posé sur les feuilles de mon
cœur et les ronge. (p106)
Chant bouddhique
« Qui donc a créé ce dédale de
l’incertitude, ce temple de la
présomption, cette cruche au péché, ce champ semé de mille
ruses, cette porte de l’Enfer, ce
panier débordant d’astuces, ce poison
qui ressemble ay miel, cette chaîne qui enchaîne
les mortels à la
terre : la
femme ? »
Ce petit cadavre, je
crois que c’est le plus grand poids que j’aie sur
la conscience. Car je le
comprends bien aujourd’hui, c’est un péché mortel que de forcer
les grandes lois. Nous devons ne
pas nous
presser, ne pas nous impatienter, suivre avec confiance le
rythme éternel .(p. 141)
Chapitre 12
Le cœur de l’ouvrage , Un chapitre que
j’aimerais retenir en
totalité
Le fil conducteur
du livre n’est-il pas la
rencontre du narrateur avec
Bouddha , la traduction d’un
mystérieux manuscrit objet de ses
recherches , son émerveillement, son adhésion
puis cette prise de conscience
de l’achèvement de l’homme
dans l’Eveillé , et enfin sa délivrance, son rejet et son choix en faveur de l’homme
naturel et « vivant » incarné dans
Zorba.
Le chapitre s’ouvre sur
les poèmes de Mallarmé , l’admiration pour
sa poésie suivie du désenchantement :
(…)j e pris un livre que j’aimais et que j’avais
emporté : les poèmes de Mallarmé.
Je lus lentement, au hasard , fermant le livre, le rouvris, le
rejetai. Tout cela m’apparut pour
la première fois ce jour-là , exsangue, dénué d’odeur, de saveur et de substance humaine. Des mots d’un bleu
décoloré, vides, suspendus en l’air . Une eau distillée
parfaitement pure, sans microbes,
mais aussi sans substances nutritives. Sans vie.
Ainsi que dans les religions qui ont perdu
leur souffle créateur, les dieux
en arrivent à
n’être plus que des motifs
poétiques ou des ornements
bons à parer la solitude humaine et les murs, ainsi
cette poésie. L’aspiration véhémente du
cœur chargé de terre et de
semences est devenue un jeu intellectuel impeccable, une architecture
aérienne , savante et compliquée.
Je rouvris le livre
et me remis à lire.
Pourquoi, tant d’années durant,
ces poèmes m’avaient-ils empoigné ? Poésie pure !
La vie devenue un jeu
lucide, transparent, même
pas alourdie du poids d’une
goutte de sang . L’élément humain
est lourd de désir, trouble, impur – l’amour, la chair, le cri – qu’il se sublime alors en
idée abstraite et dans le haut
fourneau de l’esprit, d’alchimie en alchimie, qu’il s’immatérialise et se dissipe !
Comme toutes ces
choses, qui m’avaient tellement fasciné,
me parurent, ce matin-là n’être que
hautes acrobaties charlatanesques !
Toujours au déclin de
toute civilisation , c’est ainsi
que s’achève, en jeux de prestidigitateur , plein de maitrise – poésie pure , musique pure,
pensée pure –l’angoisse de l’homme. Le
dernier homme -- qui est délivré de toute croyance et de toute illusion,
qui n’attend plus rien , ne craint plus rien – voit l’argile dont il est fait ,
réduite en esprit et l’esprit n’a plus
rien où jeter ses racines pour sucer et se nourrir.
Le dernier homme s’est
vidé ; plus de semence, plus d’excréments, ni de sang. Toutes choses sont
devenues mots, tous les
mots jongleries musicales. Le dernier homme va encore
plus loin : il s’assied au bout de sa solitude et décompose la musique en
muettes équations mathématiques.
Je sursautai . « C’est
bouddha qui est le dernier homme ! m’écriai-je.. l Là est
son sens secret et terrible.
Bouddha est l’âme pure qui
s’est vidée ; en lui , c’est
le néant , il est le Néant. Videz vos entrailles, videz votre
esprit, videz votre cœur ! crie-t-il. Où qu’il
pose le pied, il ne jaillit plus
d’eau, pas une
herbe ne pousse, pas un enfant ne
nait. »
« Il faut pensai-je, l’assiéger, en mobilisant
les mots ensorceleurs , en
faisant appel à la cadence magique et lui jeter un
charme pour le faire sortir
de mes entrailles ! Il faut
que je lance sur lui le filet des
images , pour l’attraper et me délivrer ! »
2crire Bouddha cessait
enfin d’être un jeu
littéraire. C’était une
lutte à mort contre une grande
force de destruction embusquée en
moi , un duel avec
le grand Non qui me dévorait le cœur , et de l’issue
de ce duel dépendait le salut de
mon âme. (156)
La Grèce , Dionysos et
saint Bacchus
Jusqu’à quand pensai-je, pourrai-je vivre et
sentir cette douceur de la terre , de
l’air, du silence et le parfum des
orangers en fleurs ? Une
icône de saint Bacchus , que j’avais
contemplée dans l’église, avait
fait déborder mon cœur de bonheur.
Tout ce qui m’émeut
le plus profondément : l(unité dans le
désir, la suite dans l’effort
, se découvrit à
nouveau devant moi. Béni
soit cette gracieuse petite
icône de l’éphèbe chrétien avec ses cheveux bouclés tombant autour de son
front comme des grappes noires. Dionysos
le beau dieu du vin
et de l’extase, et saint
Bacchus se mêlaient en moi ,
prenaient le même visage. Sous les feuilles
de vigne et sous la robe de
moine, palpitait le même corps frémissant, brûle de soleil
-- la Grèce. (p.226)
La foi
Zorba éclata
de rire.
-- L’idée c’est tout
, dit-il. Tu as la foi ? Alors
une écharde de
vieille porte devient une sainte
relique . Tu n’as pas la foi ? La Sainte
croix tout entière devient une vielle
porte. (p 251)
Dormir ?
Nous étions tous deux
fatigués, mais nous ne voulions pas dormir.
Nous ne voulions pas perdre le
poison de cette journée. Le sommeil nous apparaissait comme une
fuite à l’heure du danger ,
et nous avions
honte d’aller nous coucher. ( 302)
La danse de Zorba
Patron, cria-t-il, j’ai beaucoup
de choses à te dire, je n’ai jamais
aimé personne comme je t’aime, j’ai
beaucoup de choses à
te dire, mais ma langue n’y arrive
pas. Alors je vais les danser ! Mets-toi
à l’écart que je ne te marche
pas dessus ! En avant, hop,
hop !
Il fit un saut, ses pieds et ses mains devinrent des ailes. Comme il s’élançait tout droit, au-dessus du sol
sur ce fond de mer
et de ciel, il ressemblait à
un vieil archange révolté.
Car c cette
danse de Zorba était toute de défi, d’obstination et
de révolte . On eut dit qu’il criait : « Qu’est-ce que tu
peux me faire
Tout- Puissant ? Tu ne peux
rien faire sinon
me tuer. Tue-moi, je m’en fiche. Je me
suis déchargé de la bile, j’ai
dit tout ce que je
voulais dire : j’ai eu
le temps
de danser et je n’ai plus
besoin de toi ! »
En regardant Zorba
danser , je comprenais pour la
première fois l’effort chimérique de l’homme pour vaincre la pesanteur. J’admirais son endurance, son agilité . , sa fierté. Sur les
galets les pas de Zorba impétueux
et habiles , gravaient l’histoire
démoniaque de l’homme.
Il s’arrêta,
contempla le téléférique écroulé en une enfilade
de tas. Le soleil déclinait vers le couchant, les
ombres s’allongeaient. Zorba écarquilla les yeux comme s’il venait soudain
de se rappeler quelque chose.
Il se tourna vers
moi et d’un geste qui
lui était habituel , se couvrit la bouche de sa paume.
-- Oh la !
la ! patron , fit-il , tu as
vu qu’est-ce qu’il lançait
comme étincelles, le bougre ?
Nous éclatâmes de rire ...
Au point du jour
je me levai et marchai
rapidement, le long de l’eau,
vers le village ; mon cœur bondissait. J’avais rarement éprouvé une
telle joie dans ma vie. Ce n’était pas de la
joie, c’était une sublime ,
absurde et injustifiable allégresse . Non seulement
injustifiable , mais contraire à
toute justification . j’avais
perdu cette fois tout mon argent,
ouvriers, téléphérique, wagonnets : nous avions construit un
petit port pour exporter le charbon et maintenant , nous n’avions plus rien
à exporter. Tout était perdu.
Or c’est précisément à ce moment que j’éprouvais une
sensation inattendue de délivrance. Comme si j’avais
découvert dans les replis durs et
moroses de la nécessité, la liberté jouant dans un
coin. Et je jouais
avec elle.
Lorsque tout marche de travers, quelle joie de mettre notre âme à
l’épreuve pour voir si el l a de l’endurance et de
la valeur ! on dirait qu’un
ennemi invisible et tout-puissant
– les uns l’appellent Dieu , les autres
diable – s’élance pour nous abattre ; mais nous restons debout. Chaque fois qu’intérieurement il est vainqueur, alors qu’au-dehors, il est
vaincu à
plate couture, l’homme véritable
ressent une fierté et
une joie indicibles La calamité
extérieure se transforme en une suprême
et dure
félicité. (p. 326 )
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