lundi 28 mars 2011

Fernando Pessoa / Alberto Caeiro

Alberto  Caeiro , penseur  de la  non-pensée




Le gardeur  de  troupeaux
Alberto  Caeiro (Fernando  Pessoa )
I
Je n’ai  jamais  gardé de  troupeaux
Mais  c’est  tout  comme j’en  avais gardé.
Mon  âme  est  comme  un berger
Elle  connait le  vent  et le  soleil
Et  elle va guidée par la main des saisons
Toute à  suivre et  à  regarder.
 La  paix entière de la nature  sans personne
Vient  s’asseoir  à  coté de moi .
Mais  moi je demeure  triste comme un coucher  de  soleil
Selon notre imagination ,
Quand l’air  fraîchit  tout  au long  de la plaine
Et que l’on  sent  que la nuit est  entrée
Comme un  papillon  par la  fenêtre.

Mais ma  tristesse  est tranquillité
Parce qu’elle est naturelle et juste
Et qu’elle  est  ce qui  doit  se tenir  dans l’âme
Dès lors qu’elle pense  qu’elle existe
Et que  des mains cueillent  des  fleurs à  son  insu.

Comme un  bruissement  de  sonnailles
Par delà  le  tournant de la route,
Mes pensées  sont  contentes,
Il  y a que j’ai mal  de les savoir  contentes,
Parce que  si je ne le savais pas,
Au  lieu  d’être contentes et tristes,
Elles seraient  joyeuses et contentes.

Penser  gêne  autant que  marcher  sous la pluie
Lorsque le vent  s’accroit  et  que la pluie semble  tomber plus fort.

Je n’ai  pas plus d’ambitions que  de désirs.
Etre  poète n’est pas  une  ambition  pour moi
C’est  ma  façon  d’être  tout seul.

Et si  je  désire  parfois,
Pure imagination  , être tendre  agnelet
(Ou bien  le  troupeau  tout  entier
Afin  d’aller  éparpillé sous tout le  coteau
En  étant plus d’une  chose heureuse en même temps),
L’unique raison  en  est  que je ressens  ce que j’écris   au coucher du  soleil,
Ou  lorsqu’un nuage passe sa main  par-dessus la lumière
Et qu’un  silence  court  et  fuit à  travers les herbes .

Quand  je m’assois écrivant  des vers
Ou que, me promenant par les chemins et les sentiers,
J’écris des  vers  sur  du papier qui  se trouve  dans ma pensée,
Je me  sens  une houlette  dans les mains
Et  je  vois une  silhouette  de moi-même  au  sommet  d’une c olline
Regarder  mon troupeau  et  voir mes idées
Ou  regarder  mes idées  et  voir mon  troupeau,
Et  sourire  vaguement  comme qui ne comprend  pas  ce qu’on dit
Et  veut  faire mine  de comprendre.

Je salue  tous ceux qui me liront,
En leur tirant mo  large chapeau
Quand ils me  voient  sur le pas de ma porte
Dès  que la  diligence  se dresse  sur la  crête de la colline.
Je les salue  et leur  souhaite le  soleil ,
Et la pluie quand la  pluie est nécessaire,
Et que  leur maison  possède 
Au  coin  d’une  fenêtre  ouverte
Une chaise  de leur prédilection
 Où  ils puissent s’asseoir,  tout en lisant mes vers .
Et à la lecture  de mes  vers  puissent-ils penser
Que je suis une  chose naturelle_ Par  exemple  l’arbre  ancien
A l’ombre  duquel  encore enfants
Ils  se laissaient  tomber  ,floc ! fatigués de jouer
Pour y  essuyer la sueur de leur  front brûlant
Sur la  manche  de leur tablier à  rayures.

   II 

  Mon  regard  est net comme un tournesol.
J’ai  l’habitude d’aller le long  des routes
Tout en  regardant  à  droite et à  gauche,
Et  de  temps en  temps deriière moi…
Or  ce que je vois à  chaque instant
Est  cela  même  qu’auparavant  je n’avais jamais  vu,
Et  je sais  fort  bien m’en  rendre compte…
Je sais obtenir  le  saisissement essentiel
D’un  nourrisson  qui  a  sa naissance,
Remarquerait  qu’il  est  bel  et  bien né..
 Je me sens  nouveau-né  à chaque instant 
A l’eternelle nouveauté  du monde .

Je crois au monde comme à  une  marguerite
Parce que je le vois. Mais je ne pense pas à  lui
Parce que penser  c’est ne pas comprendre…
Le monde ne  s’est pas fait pour que nous pensions à  lui
(Penser  c’est   être  dérangé des yeux )
Mais pour que nous le regardions et  en  tombions d’accord ….

Moi  je n’ai pas de philosophie , j’ai  des sens 
Si je  parle  de la Nature,  ce n’est pas que je sache  ce qu’elle  est 
Mais  c’est que je l’aime,  et je l’aime pour  cela  même,
Parce que lorsqu’on  aime, on ne sait jamais  ce qu’on  aime
Pas plus  que pourquoi  on  aime, ou ce que  c’est  qu’aimer…

Aimer  c’est l’éternelle innocence.
 Et la seule innocence , c’est ne pas penser  .

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