La bombe atomique et l’avenir de l’homme
Karl Jaspers
(Publié en
1963)
L’appel à une transformation morale de l’humanité
Si
important qu’il soit de
travailler au renforcement
d’institutions politiques et
juridiques capables de faire
obstacle à la guerre, on sent bien cependant que tout dépendra en définitive de l’esprit
qui animera ces institutions. : elles
ne joueront un rôle vraiment efficace que
si leurs décisions, leurs interventions leur sont
dictées par un véritable esprit de
paix. Mais comment cet
esprit les inspirerait-il s’il n’existait
pas dans les peuples
eux-mêmes dont elles
émanent ? Or pour que l’esprit de
paix s’empare des
peuples, ne faudrait-il pas une
transformation morale de l’humanité ?
Karl
Jaspers est de
ceux qui n’aperçoivent aucune
assurance de salut sans cette transformation.
On
peut objecter qu’elle
est impossible. Mais il faut
bien voir alors, combien restent
précaires les perspectives de
paix.
On nie l’alternative :
ou l’homme se
transforme ou il disparait. Il
sera toujours comme par
le passé. Il n’y aura
seulement plus de guerre
mondiale. L’établissement d’une
situation permanente où l‘on ne
ferait plus la
guerre, tout en restant sous la
menace constante d’un conflit,
est tout à fait
possible, même vraisemblable. Car
la peur de la bombe atomique aura un effet
durable. On sait qu’il est
insensé de l’employer, parce
qu’elle aura pour conséquence la disparition des deux
adversaires et non pas une
victoire. Comme le pouvoir de destruction des bombes augmente constamment, l’état de paix
mondiale n’en est que
raffermi : il s’ensuit qu’on
s’habitue à cette tension extrême, qui
n’est pas suivi d’explosion bien qu’elle
soit à son comble. Il en résulte de nouvelles formes dans les relations politiques, de nouvelles formes de langage et de dissimulation. Mais il
n’apparait pas pour
cela un homme nouveau et l’on n’en
vient pas non
plus à anéantir la vie.
Pourquoi serait-il impossible que l’état d’équilibre de la peur ne
devint durable ? Plus
le pouvoir de destruction est grand moins
il est vraisemblable qu’on soit quelque part assez téméraire pour sauter le pas !
Nous connaitrons un état de paix
durable fondé, non pas sur le sentiment du droit ni sur la réalisation de conditions nécessaires à la paix perpétuelle, mais sur la
simple raison que la guerre est impossible. Il s’établira entre les grandes puissances des formes de relations qui
excluent tacitement ou même expressément la guerre. Mais en même temps
la menace réciproque de la terreur sera encore accrue. Il
s’agit en effet d’une nouvelle situation mondiale, mais non
d’un homme nouveau. Le vieil homme, immuable, placé dans des
conditions nouvelles, renoncera en fait à la guerre, non
par conviction, mais parce qu’il sera dans l’obligation
d’y renoncer. Le motif de la peur et ce
minimum d’intelligence qui
comprend l’absurdité du suicide collectif suffisent
à l’homme. Quelle forme
prendra en même temps l’opposition actuelle entre le monde
totalitaire et le monde
libre ? Est-ce que le
monde totalitaire se défera
lentement de l’intérieur, ou bien l’atmosphère de liberté doit-elle créer ailleurs, de
l’intérieur, une autre forme
d’idée totalitaire, ce sont là des questions d’évolution
politique qui , de quelque façon
qu’elles soient tranchées,
n’aboliront jamais la condition de toute politique
telle qu’elle a surgi désormais, à savoir
que les relations internationales excluent la guerre entre grandes
puissances, sans que ce fait soit
reconnu par les grandes puissances
elles-mêmes par un acte de
désarmement complet. Car
l’équilibre de la peur est la condition
irréductible. Affaiblir cette peur ne
nuirait pas seulement
au parti affaibli, mais créerait
un péril de guerre. On peut se
résigner à marcher
dans les mêmes
ornières, attendre et voir, saisir
ce qui se présente, agir comme
on l’a toujours
fait jusqu’ici, en partant
d’intérêts et de perspectives
limités : l’humanité ne se
suicidera pas. Ceux que
soutient cet espoir ont
le sentiment d’écouter la voix
du bon sens. Les choses vont
leur train naturel, toujours semblable,
trop humain. Il ne faut
s’attendre ni au suicide ni
à la transformation de l’homme : l’un est
inimaginable, l’autre suppose une grandeur
irréelle. En dépit de tourments
épouvantables, on peut au
total être tranquille en ce qui
concerne la vie de
l’humanité.
Voilà ce que
je crois entendre. Cela
parait évident. De tous les
motifs sur lesquels
on peut fonder
sa confiance, c’est encore
ici que l’illusion semble jouer
le moindre rôle. C’est
la voix du bon sens. La
pensée qu’elle exprime se fonde ici sur
l’immutabilité de la nature humaine, sur la simplicité foncière et sur le rôle
prépondérant des rapports de causalité au milieu
des complications infinies
des phénomènes superficiels chez lesquels
ils se manifestent.
J’avoue
que cette façon de penser me
gagne de temps en temps. Mais comme
une autre manière de voir s’oppose
à la logique rassurante de cette attitude, je me défends
aussi contre cette
tentation, en raisonnant de la façon suivante : tout est possible quand les
hommes au pouvoir
veulent – contre tout bon sens, contre la
raison et malgré les inhibitions de la
morale qui subsistent
chez la plupart
des criminels – entrainer
l’humanité dans leur propre chute. Hitler, du moins, a voulu,
autant qu’il était encore en son
pouvoir, anéantir avec lui-même
le peuple allemand, lorsque sa
perte devint évidente
à ses propres yeux. Des combinaisons d’un caractère fatal peuvent
mettre en branle la catastrophe mortelle. Le suicide collectif
n’est pas exclu, si les dirigeants se rencontrent
dans le dégoût, la
haine, l’indifférence, la volonté
aveugle de destruction ou si seulement
l’un des adversaires adopte cette
position, on peut courir droit
à l’abîme, comme on a glissé
en 1914 dans la guerre. Aucune certitude
dans tout cela.
Ce n’est
pas par la
peur seule que la
paix viendra à la longue. Fonder le
monde sur cette
peur ou sur de simples négociations suivies d’accords, s’ils sont
seulement le fruit de
cette peur, si elle seule
incite à
les tenir, est malgré tout
une illusion. Il n’est pas si facile
d’échapper à la catastrophe. C’est avoir la vue
trop courte. Pour l’instant
et pour l’immédiat elle suffit sans doute à
l’évènement. Mais ce n’est
pas ainsi que naîtra
une organisation qui puisse tenir.
Ici donc resurgit l’idée
d’une transformation morale qu’il
faudrait provoquer dans
la conscience humaine.
Mais que faire, demandera-t-on, sinon attendre que cette transformation survienne, si jamais elle doit survenir ? Cependant chaque homme ne pourrait-il
pas, pour sa très faible part,
y contribuer ?
Il
n’est aujourd’hui de
secours possible que par
une transformation de l’homme, dont l’effet
s’élargira ; si elle ne touche
d’abord qu’un petit nombre
d’hommes, par la suite elle
en atteindra beaucoup et, pour finir
peut-être la majorité. Car ce qui est préparé
maintenant par la
technique ne peut être dirigé vers
le salut qu’à travers les flots de
la volonté de la raison, qui
trouve dans la foule son appui, et non
par les hommes
politiques liés traditionnellement à la puissance et au maintien
de la puissance. Ce qu’on appelle
aujourd’hui l’opinion publique, ce qui se
montre brouillon, versatile, sensible aux directives de la
propagande, est, malgré le
peu de confiance qu’on peut lui accorder, porté cependant par
des forces obscures et cachées qui peuvent
faire irruption subitement. Cette
transformation, si elle était
animée par la raison , porterait celle-ci au-dessus de
tout, s’emparerait aussi des
hommes qui ont les armes
en main et qui servent
les bombes. Elle produirait les hommes
politiques qui correspondent à
cette évolution ou les
contraindrait, en raison de sa propre
puissance, à suivre cette volonté. De la bombe atomique, de
la guerre, de la prétention
à la souveraineté absolue et à tout
ce qui ne fait qu’un
avec cette prétention, les hommes
d’Etat de nos
jours ne seront plus
maîtres, si les masses à l’Est
et à l’Ouest, éclairées et animées par la raison,
au milieu du changement du mode de
pensée et de l’homme
lui-même, parviennent à
leur imposer ce revirement….