En hommage à Alain Badiou :
Paroles sur la dune
(les Contemplations)
Maintenant que mon temps
décroît comme un flambeau,
Que mes Tâches sont terminées ;
Maintenant que
voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par
les années,
Et qu’au fond de ce ciel que
mon essor rêva,
Je vois fuir, vers l’ombre
entrainées,
Comme le tourbillon du passé qui s’en va,
Tant de belles heures sonnées ;
Maintenant que je dis : --Un
jour, nous triomphons ;
Le lendemain, tout
est mensonge ! –
Je suis triste, et je marche
au bord des flots profonds,
Courbé comme celui qui songe.
Je regarde,
au-dessus du mont et du vallon,
Et des mers sans fin remuées,
S’envoler, sous
le bec du vautour
aquilon,
Toute la toison des nuées ;
J’entends le vent
dans l’air, la mer sur le récif,
L’homme liant
la gerbe mûre ;
J’écoute, et je
confronte en mon esprit
pensif
Ce qui parle
à ce qui murmure ;
Et je reste parfois
couché sans me lever
Sur l’herbe rare de
la dune,
Jusqu’à l’heure où l’on voit
apparaître et rêver
Les yeux sinistres
de la
lune.
Elle monte, elle
jette un long rayon dormant
A l’espace, au mystère, au gouffre ;
Et nous nous
regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille
et moi
qui souffre.
Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?
Est-il quelqu’un qui me
connaisse ?
Ai-je encor quelque
chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma
jeunesse ?
Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis
las ;
J’appelle sans qu’on
me réponde ;
O vents ! ô flots ! ne
suis-je aussi qu’un souffle,
hélas !
Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?
Ne verrai-je
plus rien de
tout ce que j’aimais ?
Au dedans de moi le
soir tombe.
O terre, dont la
brume efface les sommets,
Suis-je le spectre,
et toi la tombe ?
Ai-je donc vidé tout, vie,
amour, joie, espoir ?
J’attends, je
demande, j’implore ;
Je penche
tour à tour mes
urnes pour avoir
De chacune une
goutte encore !
Comme le souvenir est voisin du
remord !
Comme à pleurer tout
nous ramène !
Et que je te sens
froide en te touchant,
ô mort,
Noir verrou de la
porte humaine !
Et je pense, écoutant gémir
le vent amer,
Et l’onde
aux plis infranchissables ;
L’été rit , et
l’on voit sur le bord de
la mer
Fleurir le chardon bleu
des sables .
(Victor Hugo , 5 Août 1854)