« Que serait un monde sans la musique ? », disait un certain… « Que serait un monde sans images, sans couleurs, sans les mots ? Que serait l’homme sans émotions ? Son cœur est un luth suspendu ; sitôt qu’on le touche, il résonne. » – de Béranger
lundi 3 décembre 2018
lundi 26 novembre 2018
Le chardon bleu des sables
En hommage à Alain Badiou :
Paroles sur la dune
(les Contemplations)
Maintenant que mon temps
décroît comme un flambeau,
Que mes Tâches sont terminées ;
Maintenant que
voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par
les années,
Et qu’au fond de ce ciel que
mon essor rêva,
Je vois fuir, vers l’ombre
entrainées,
Comme le tourbillon du passé qui s’en va,
Tant de belles heures sonnées ;
Maintenant que je dis : --Un
jour, nous triomphons ;
Le lendemain, tout
est mensonge ! –
Je suis triste, et je marche
au bord des flots profonds,
Courbé comme celui qui songe.
Je regarde,
au-dessus du mont et du vallon,
Et des mers sans fin remuées,
S’envoler, sous
le bec du vautour
aquilon,
Toute la toison des nuées ;
J’entends le vent
dans l’air, la mer sur le récif,
L’homme liant
la gerbe mûre ;
J’écoute, et je
confronte en mon esprit
pensif
Ce qui parle
à ce qui murmure ;
Et je reste parfois
couché sans me lever
Sur l’herbe rare de
la dune,
Jusqu’à l’heure où l’on voit
apparaître et rêver
Les yeux sinistres
de la
lune.
Elle monte, elle
jette un long rayon dormant
A l’espace, au mystère, au gouffre ;
Et nous nous
regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille
et moi
qui souffre.
Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?
Est-il quelqu’un qui me
connaisse ?
Ai-je encor quelque
chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma
jeunesse ?
Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis
las ;
J’appelle sans qu’on
me réponde ;
O vents ! ô flots ! ne
suis-je aussi qu’un souffle,
hélas !
Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?
Ne verrai-je
plus rien de
tout ce que j’aimais ?
Au dedans de moi le
soir tombe.
O terre, dont la
brume efface les sommets,
Suis-je le spectre,
et toi la tombe ?
Ai-je donc vidé tout, vie,
amour, joie, espoir ?
J’attends, je
demande, j’implore ;
Je penche
tour à tour mes
urnes pour avoir
De chacune une
goutte encore !
Comme le souvenir est voisin du
remord !
Comme à pleurer tout
nous ramène !
Et que je te sens
froide en te touchant,
ô mort,
Noir verrou de la
porte humaine !
Et je pense, écoutant gémir
le vent amer,
Et l’onde
aux plis infranchissables ;
L’été rit , et
l’on voit sur le bord de
la mer
Fleurir le chardon bleu
des sables .
(Victor Hugo , 5 Août 1854)
lundi 29 octobre 2018
Jeunesse, mort et renaissance de Mexico : la philosophie de la Fontaine de jouvence dans la conquête du Mexique
Ponce
de León est le premier européen à avoir cherché en Amérique la Fontaine de jouvence. Il décède en 1521. Le 13 août de cette année, la capitale
de l’empire aztèque, Tenochtitlán,
est prise par les conquistadors espagnols. L’oblitération de la
ville amène un sentiment de nostalgie qui se couple avec les mythes
de la Fontaine de jouvence et du jardin d’Éden, et pour cause :
de même qu’on dit des Mexicas qu’ils virent en l’arrivée
espagnole le retour de leurs dieux, les Espagnols, baignés dans un
imaginaire chrétien situant le Paradis à l’Ouest au moins depuis
les voyages de saint Brendan, virent une merveille dans la capitale
mexicaine. Nouer un lien entre Mexico et la Fontaine de jouvence
n’est pas un choix d’historien. Il s’agit plutôt d’une
démarche philosophique et anthropologique faisant de Mexico le
témoin d’un fantasme occidental : la recherche d’une cité
jeune et idéale, pure dans sa forme et dans sa morale. La Fontaine
de jouvence est comme la clef de voûte de cette réflexion ; si
elle n’est pas présente en tant que telle dans la conquête du
Mexique, son mythe permet de comprendre les logiques qui sous-tendent
le rapport occidental à Mexico. Nous exposons donc ici un essai
d’histoire des mentalités.
Tenochtitlán
est peinte par Cortés comme une ville circulaire et idéale.
Fondée
par les Mexicas en 1325, Mexico-Tenochtitlán
est jusqu’au xxe
siècle une cité lacustre. De la même manière que Venise, la ville
s’étend sur sa lagune, le Lac Texcoco. Ce qui renvoie directement
à l’Éden est que Mexico est une ville où foisonne une végétation
luxuriante. D’une part, le développement démographique est lié à
celui des chinampas, des îlots flottants faits de roseaux et
de limon. Ce sont de fait des parcelles fertiles où le maïs pousse
en abondance. Leur irrigation en eau douce est permise par un réseau
de digues consolidées par l’implantation de saules et de
peupliers. D’autre part, dans la ville, chaque maison a son jardin
privé ; les fleurs des plus beaux viennent des deux Amériques.
Quand les Espagnols arrivent, leur vision est a priori paradisiaque
et l’eau omniprésente.
Le Quartier de Xochimilco préserve les
derniers chinampas de Mexico.
L’eau
confère sa vitalité à la ville, cette vitalité jeune engendrant
sa beauté. En 1500, Mexico n’a pas deux-cents ans et déjà 150
000 habitants. Son Grand Temple est selon Cortés une pyramide dont
« nulle langue humaine ne pourrait dire la grandeur et la
beauté ». Ce qui frappe le regard de l’Espagnol est la
pureté de l’architecture. Contrairement à la plupart des autres
métropoles méso-américaines, les murs ne sont pas rouges mais
blancs éclatants. Cela est permis par une propreté instituée, des
services publics étant instaurés pour le nettoyage et les latrines.
Il se dégage de Mexico-Tenochtitlán
un autre sentiment de grandeur dû au fait que « sa forme est
carrée et ressemble à un échiquier », si bien que Gemelli
Careri s’émerveille « qu’on la voit tout entière […] de
quelque endroit que ce soit ». La ville est parfaite dans sa
géométrie et les Espagnols découvrent dans Mexico une cité jeune
et belle comme celles des récits bibliques, blanches et riches en
jardins merveilleux. Elle évoque la Jérusalem céleste.
Mexico-Tenochtitlán
est peinte dans sa blancheur éclatante par Diego Rivera.
C’est
volontairement que désireux de la soumettre, le conquistador Hernán
Cortés choisit d’anéantir cette vision de paradis, écrivant
avoir « résolu de
prendre […]
une mesure radicale et ce fut de détruire […]
les maisons de la ville ».
Il apparaît que l’anéantissement de la cité se fait par
la rupture avec l’eau, la conquête se résumant en ces mots :
« transformer les canaux et les tranchées en terre ferme ».
Par la suite, le développement de la ville coloniale va de
paire avec l’assèchement des lacs. Ce choix a des conséquences
écologiques désastreuses dont les répercussions se font
directement ressentir sur les conditions de vie des classes
populaires. Depuis la moitié du xxe
siècle, pour remédier à ses problèmes chroniques, la ville de
Mexico lance de nombreux projets d’urbanisme dont le plus ambitieux
est celui du « retour à la cité lacustre ». Initié par
Teodoro González de
León, il
s’agit d’un projet de résurrection de la ville par l’eau. Via
le traitement des eaux résiduelles et un nouveau schéma
d’irrigation, le projet entend permettre à Mexico de retrouver le
Lac Texcoco et avec lui, ses
jardins et ses canaux. En
nahuatl, langue des Mexicas, la ville se dit altepetl,
cela renvoyant « à l’eau et à la colline ».
À l’heure actuelle, les habitants de Mexico parlent moins nahuatl
qu’espagnol. C’est néanmoins par l’eau qui fut le fondement de
la ville et que les Espagnols ont pris en haine que Mexico peut
retrouver sa jeunesse.
Le retour à la cité lacustre est
envisagé par les Mexicains
comme une véritable renaissance.
vendredi 26 octobre 2018
Symphonie n°3 Eroïca de Beethoven, Romain Rolland
Beethoven - Symphony No. 3 in E flat major, Op. 55 "Eroica" - II. Marcia Funebre: Adagio Assai
Romain Rolland : Beethoven
Romain Rolland consacra une grande partie de sa vie à Beethoven ; homme de passions, son existence se partagea entre la musique , la littérature et les grandes causes qui à la fois déchirent et exaltent la conscience humaine avec le souci permanent d'authenticité et de liberté de pensée.
Ci-après une page sur la troisième symphonie de son "Beethoven", ouvrage commencé dans sa jeunesse et qui l'accompagna jusqu'à sa mort en 1945.
Romain Rolland consacra une grande partie de sa vie à Beethoven ; homme de passions, son existence se partagea entre la musique , la littérature et les grandes causes qui à la fois déchirent et exaltent la conscience humaine avec le souci permanent d'authenticité et de liberté de pensée.
Ci-après une page sur la troisième symphonie de son "Beethoven", ouvrage commencé dans sa jeunesse et qui l'accompagna jusqu'à sa mort en 1945.
L’Eroica
[…] Et maintenant,
jouissons, nous les gagnants
du jeu de la Destinée,
qui se servit du malheur de Beethoven pour forger sa grandeur — jouissons de l’œuvre forgée : de ce prodigieux
Scherzo, tourbillonnant et armé, de
ce Finale dédié à la joie
et à la
liberté, de cette fête, de ces danses et de ces marches exultantes, de ces ruisseaux du rire,
des riches volutes de ces variations !… Et voici qu’au milieu, reparait le
Héros, le motif du début, le Destin de la vie, qui d’abord s’ignorait et qui maintenant atteint son but, à cette
« Vollendung »1,
qui est la cible de
Beethoven, et dont il parle souvent dans ses lettres… Mais reparait aussi
la Mort, qui est l’au-delà
de la victoire. Cette fois, la
victoire la nie. Et la voix de la Mort
se noie sous les hurlements de la joie,
dans une ruée
de foule de la Révolution qui piétine les Bastilles et franchit les tombeaux…
« Et tout cela,
c’est toi mon enfant !… »
Cette Grande Armée, ces charges héroïques, ces désastres, ces victoires, ces tombes et ces jeux… Tout est en toi. Est toi…
Et tout cela ne suffit point à
remplir le Moi-Univers !
En ces jours surhumains, de l’enclume de Beethoven, forgeant l’Héroïque,
jaillissent les étincelles de dix autres planètes :
– Symphonie Pastorale, le fougueux motif des contrebasses dans la fête
villageoise ;
– Léonore, le duo enivré.
Puis les cinq premiers morceaux de l’Opéra :
– La sonate Aurore, op. 53 ;
– le début du concerto
pour piano en sol op.58 ;
– le scherzo de la Symphonie
en ut mineur, qui brusquement se love et
déroule ses anneaux de cobra :
Et voici, à la porte, les coups que
frappe le poing du
Destin !
Et je ne parle point d’une
averse d’esquisses, d’œuvres moindres, et dans tous les genres :
Marches et retraites militaires…
[…]
En tout ceci, de l’octobre
1802 à l’avril 1804 !…
Cette gerbe de feu, une pluie d’étoiles dans la nuit, une éruption de Dieu,
qui projette les mondes,
arrachés de sa substance ! Quelle
nuit de la
Saint Jean !…
On remarquera qu’à
mesure que le rythme de
création s’accélère, les œuvres de joie se multiplient : Pastorale,
Aurore, Concerts de lumière, Lustige Sinfonia… Tant il est vrai que
le principe premier de la création, fût-il une blessure, le jet de sang qui jaillit est la joie souveraine. Même au prix
de la pire douleur, la création
est Joie. Et tout
le reste n’est rien…
Longtemps après, quand
il avait déjà composé huit de ses neuf symphonies, quelqu’un — le poète
Christophe Kuffner — lui demandait
celle qu’il préférait, Beethoven,
sans hésiter, répondit : « L’Héroïque.
– J’aurais cru l’Ut mineur…
– Non, non, l’Héroïque ! »
À plus de cent ans de distance, nous jugeons comme lui. Elle apparait un miracle, dans l’œuvre même de Beethoven. Si par la suite il a été plus loin, il n’a jamais fait, d’un
coup, un aussi large pas. Elle est un des grands
jours de la musique.
Elle ouvre une ère.
1) l’accomplissement parfait
Extrait de Beethoven. Les grandes œuvres créatrices, de l’Héroïque à Appassionata de Romain Rolland (1928)
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