Grèce : Cap Sounnion |
Phèdre
1676
Préface de Racine
Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d'Euripide . Quoique j'aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour l a conduite de l'action, je n'ai pas laissé d'enrichir ma pièce de tout ce qui m'a paru de plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j'ai pu mettre de plus raisonnable sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide, et qu'il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toute les qualités qu'Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propre à exciter la compassion et la terreur. En effet , Phèdre n'est ni tout à fait coupable , ni tout à fait innocente. Elle est engagée par sa destinée et par la colère des Dieux, par une passion illégitime dont elle a horreur toute la première. Elle fait tout ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne. Et lorsqu'elle est forcée de la découvrir elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des Dieux qu'un mouvement de sa volonté .
J'ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu'elle n'est dans la tragédie des Anciens, où elle se résout d'elle-même à accuser Hippolyte. J'ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m'a paru plus concevable à une nourrice, qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l'honneur de sa maîtresse. Phèdre n'y donne les mains que parce qu'elle est dans une agitation qui la met hors d'elle-même, et elle vient un moment après dans le dessein de justifier l'innocence et de déclarer la vérité.
Hippolyte est accusé dans Euripide et dans Sénèque d'avoir en effet violé sa belle-mère. mais il n'est accusé ici que d'en avoir eu le dessein. J'ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l'aurait rendu moins agréable aux spectateurs.
Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais remarqué dans les Anciens qu'on reprochait à Euripide de l'avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection. Ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d'indignation que de pitié. J'ai cru devoir lui donner quelques faiblesses qui le rendrait un peu plus coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d'âme avec laquelle il épargne l'honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l'accuser . J'appelle faiblesse la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la soeur des ennemis mortels de son père.
Cette Aricie n'est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu'Hippolyte l'épousa et en eut un fils après qu'Esculape l'eut ressuscité. Et j'ai lu encore dans quelques auteurs qu'Hippolyte avait épousé et emmené en Italie, une jeune Athénienne de grande naissance qui s'appelait Aricie, et qui avait donné son nom à une petite ville d'Italie.
Je rapporte ces autorités car je me suis scrupuleusement attaché à suivre la fable. J'ai même suivi l'histoire de Thésée telle qu'elle est dans Plutarque.
C'est dans cet historien que j'ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fut descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Epire vers la source de l' Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier après avoir fait mourir Pirithoüs. Ainsi j'ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie. Et le bruit de la mort de Thésée , fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre une déclaration d'amour, qui devient une des principales causes de son malheur, et qu'elle n'aurait jamais osé faire tant qu'elle aurait cru que son mari était vivant.
Au reste je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse au lecteur et au temps , à décider de son véritable prix. Ce que je peux assurer, c'est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise à jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même. Les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses. Les passions ne sont montrées aux yeux que pour montrer le désordre dont elles sont causes; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C'est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer. Et c'est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n'était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique; et Socrate le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d'Euripide. Il serai à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d'utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantités de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l'ont condamnée dans ces derniers temps, et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les divertir, et s'ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie .
Il m’a semblé intéressant de retenir la préface de Racine où il présente sa pièce comme s’il en pressentait les critiques (à bon droit je crois) .
Tout d’abord il tient à préciser sa fidélité aux Anciens et à justifier ses écarts par rapport à ses sources où les quelques libertés qu’il s’est autorisé ont pour effet de donner quelques poids supplémentaires à l’intrigue menacée par l’évolution des mœurs et les habitudes de pensée de son siècle qui auraient pu risquer de les appauvrir ou de les trahir . Sans toutefois perdre de cette part qu’il jugeait importante la poésie produite par les récits mythiques : « Ainsi j'ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ».
Racine se veut classique et poète.
S’il appuie sur la moralité de sa pièce, c’est pour répondre aux attaques des Jansénistes dont les plus extrémistes , condamnaient le théâtre pour sa perversion en tant que divertissement détournant le fidèle du souci du salut de son âme. Racine insiste sur le rôle éducateur des tragédies à la manière des Anciens .
Il se veut moral et pédagogue .
C’est sans doute ce qui lui a valu sa tenace réception jusqu’au XIX ème siècle d’écrivain soucieux de la morale et de la tradition , poète du beau et du bien raisonnable .(Lucien Goldmann : Racine)
Il a fallu en effet attendre le XX ème siècle pour entendre dans ses tragédies les accents des grandes passions et des grands désordres et redonner aux héros maudits leur place de premier plan.
Sans pousser très avant dans l’analyse psychologique on peut facilement découvrir Racine aux passions exacerbées par un sentiment de culpabilité au regard de son éducation janséniste dont il ne s’éloigne que durant les années d’écriture de ses plus grandes pièces . Durant cette période son art culmine avec Phèdre torturée, plus coupable qu’innocente mais dont la culpabilité se mesure à l’aune d’une morale plus humaine ou sociale que religieuse . Car c'est bien l’honneur de Phèdre qui est en cause , et si elle est coupable d’aimer Hippolyte c’est par une convention sociale qui en tant que femme de Thésée la situe dans l’inceste…plus encore que dans l’adultère . C’est la flétrissure de sa mémoire qu’elle craint plus que la trahison de ses vœux.
La compassion de Racine pour Phèdre , tragiquement condamnée par les dieux à cette existence sans autre issue dans ce monde que le suicide , apparaît tout au long du déroulement de la pièce Ne l’a -t-il pas délibérément rendue moins odieuse que dans les anciens textes "J'ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse", n’a-t-il pas ajusté à sa mesure l’inaccessible Hippolyte ? "J'ai cru devoir lui donner quelques faiblesses qui le rendrait un peu plus coupable envers son père".
Racine condamne la passion , taxe l’amour de vraie faiblesse, mais c’est de Thésée qu’on regrette le retour, d’Hippolyte la froideur et d’Aricie la fadeur. On maudit la cruauté des Dieux et on souffre avec Oenone .Vénus comme le soleil demeurent impitoyables, inflexibles aux prières de Phèdre sur qui ils font peser tout le poids de loi vendettale et on peut oser se demander , dans une transposition religieuse de ce drame païen, quelle pourrait être la place du dieu augustinien .
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