J'ai relu cet après-midi cet extrait des Possédés et il y a longtemps que je n'avais pas ressenti pareille émotion littéraire !
L'indicible manié sous l'éclairage du lumineux, Stavroguine confronté à Tikhone, deux hommes aux extrèmités de l'échelle des valeurs humaines dans une dialectique du bien et du mal, loin au-dessus des dimensions ordinaires.
Si noir est le crime de Stavroguine qu'il dépasse l'entendement du moine et ébranle sa sérénité légendaire, malgré sa bienveillance pour les faiblesses humaines . Mais pire encore c'est cette folie qui possède l'esprit de Stavroguine et le soumet à la volupté de son crime qui désarme l'homme de redemption .
Stavroguine est incontestablement le personnage le plus sombre de Dostoievski qui signe ici , sa plus profonde descente aux enfers , de l'homme perdu pour s'être éloigné de ses racines , de cette terre russe messianique et menacée par le nihilisme étranger, conformément aux grands thèmes de l'écrivain penseur .
Citation en exergue de Melchior de Vogué:
L’âme russe
Si vous saviez jusqu’où cette âme peut descendre !
Si vous saviez jusqu’où elle peut monter !
Et en quels bonds désordonnés !
E. Melchior de Vogue
Le texte
http://fr.wikisource.org/wiki/La_Confession_de_Stavroguine#cite_note-1
Dont quelques extraits favoris
Présentation de Tikhone:
... Nicolaï Vsièvolodovitch entra dans une chambre étroite, et presque
aussitôt dans l’encadrement de la. porte de la chambre voisine apparut
un homme grand et maigre, âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une
soutane grossière, l’aspect quelque peu maladif, le regard étrange,
timide, un sourire indécis sur les lèvres. C’était ce Tikhon, dont
Nicolaï Vsièvolodovitch avait entendu parler pour la première fois par
Chatov et sur le compte duquel il avait ensuite recueilli plusieurs
renseignements. Ces renseignements étaient contradictoires, mais avaient
tous un trait commun : ceux qui aimaient Tikhon et ceux qui ne
l’aimaient pas (il y en avait aussi) taisaient quelque chose en lui :
ceux qui ne l’aimaient pas — par dédain, et ses partisans, même ardents —
par une sorte de discrétion ; on semblait vouloir cacher certaines
choses en lui, une faiblesse, une manie innocente. Nicolaï
Vsièvolodovitch apprit qu’il habitait au couvent depuis six ans déjà et
qu’on venait souvent l’y visiter (des gens du peuple, mais aussi des
personnes du plus haut rang), qu’il avait d’ardents admirateurs, même à
Petersbourg, mais surtout des admiratrices. Mais il entendit aussi
déclarer par un des membres les plus âgés et les plus importants de
notre club, par un homme vraiment religieux : « Ce Tikhon est presque
fou ; c’est en tout cas un être tout à fait nul et sans doute un
ivrogne. » J’interviendrai ici pour dire que cette dernière accusation
était complètement injustifiée, et que Tikhon ne souffrait que d’un
rhumatisme dans les jambes et, quelquefois, de convulsions nerveuses.
Nicolaï Vsièvolodovitch apprit aussi que, soit par suite de sa faiblesse
de caractère, soit par suite d’une distraction inexcusable et
incompatible avec sa « dignité », l’évêque en retraite n’avait pas
réussi à imposer au couvent un grand respect. On disait même que le père
archimandrite, homme austère et très strict en tout ce qui concernait
ses devoirs de prieur, et qui, de plus, était connu pour sa science,
nourrissait contre Tikhon un certain sentiment d’hostilité et blâmait (à
vrai dire pas directement) sa vie relâchée et ce qu’il appelait « ses
hérésies ». Les moines aussi traitaient l’évêque malade, sinon avec
dédain, tout au moins avec une certaine familiarité.
La foi de Tikhon
— Croyez-vous en Dieu ? jeta brusquement Stavroguine.
— Je crois en Dieu.
— Mais il est dit : si tu crois et si tu ordonnes à la montagne de
marcher, elle marchera... Bêtises d’ailleurs ! Je suis curieux de le
savoir pourtant : pouvez-vous faire marcher la montagne ?
— Oui, si Dieu l’ordonne, prononça avec douceur et réserve Tikhon, abaissant de nouveau les yeux.
— Alors c’est comme si Dieu lui-même la mettait en marche. Non, vous-même, vous-même, en récompense de votre foi en Dieu ?
— Peut-être que oui.
— Peut-être ! — Ce n’est pas mal. Pourquoi doutez-vous ?
— Je ne crois pas tout à fait.
— Comment ? Vous ? Pas tout à fait ?
— Oui... il se peut que ma foi ne soit pas parfaite.
— Mais au moins vous croyez qu’avec l’aide de Dieu vous la ferez
marcher ; ce n’est pas mal. C’est tout de même mieux que le « très peu »
d’un archevêque, il est vrai, sous le couteau. Vous êtes certainement
chrétien ?
— Que je n’aie pas honte de ta croix, Seigneur, fit Tikhon presque
dans un murmure, avec une sorte de passion et en inclinant la tête
encore plus bas. Les commissures de ses lèvres se mirent tout à coup à
trembler nerveusement.
— Mais peut-on croire au diable tout en ne croyant pas tout à fait en Dieu ?
— Oh, c’est très possible et cela arrive souvent. Tikhon releva les yeux et sourit aussi.
— Et je suis certain que vous considérez une telle foi comme plus
respectable que l’incrédulité complète. Oh pope ! — éclata de rire
Stavroguine. Tikhon lui sourit de nouveau.
— Au contraire, l’athéisme complet est plus respectable que
l’indifférence des gens du monde, répliqua-t-il gaiement et simplement.
— Ho ! ho ! comme vous y allez 1
— L’athée parfait occupe l’avant-dernier échelon qui précède la foi
parfaite (fera-t-il ou non ce dernier pas ? c’est autre chose) ;
l’indifférent au contraire ne possède aucune foi, mais seulement une
mauvaise crainte.
— Pourtant, vous-même... vous avez lu l’Apocalypse ?
— Oui.
— Vous souvenez-vous : « Ecris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée » ?
— Je me souviens. Charmantes paroles !
— « Charmantes » ? Quelle étrange expression pour un évêque. En
général, vous êtes un original. Où est le livre ? s’agita tout à coup
Stavroguine, en cherchant des yeux le livre sur la table. Je voudrais
vous lire ; y a-t-il une traduction russe ?
— Je connais ce passage, je m’en souviens très bien, prononça Tikhon.
— Vous le connaissez par cœur ? Lisez !
Il baissa vivement les yeux, mit ses mains à plat sur ses genoux et,
tendu, s’apprêta à écouter. Tikhon prononça, se rappelant chaque mot :
— Et écris à l’Ange de l’Eglise de Laodicée :
« Voici ce que dit l’Amen, le témoin fidèle et véritable, le commencement de la création de Dieu :
« Je connais tes œuvres. Je sais que tu n’es ni froid ni bouillant.
Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, et
que tu n’es ni froid, ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. Parce
que tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, et je n’ai besoin de
rien, et parce que tu ne sais pas que tu es malheureux, misérable,
pauvre, aveugle et nu, je te conseille d’acheter de moi de l’or éprouvé
par le feu, afin que tu deviennes riche, et des vêtements blancs, afin
que tu sois vêtu et que la honte de ta nudité ne paraisse pas, et un
collyre pour oindre tes yeux, afin que tu voies. »
— Assez, interrompit Stavroguine ; c’est pour le juste milieu,
n’est-ce pas, pour les indifférents ? Vous savez, je vous aime beaucoup.
— Et moi aussi, répondit à mi-voix Tikhon.
....
— Vous avez été frappé de voir que l’Agneau préfère les froids aux
tièdes, dit-il, vous ne voulez pas être tiède. Je sens qu’une décision
extraordinaire, horrible peut-être, s’empare de vous. Si c’est ainsi, je
vous en supplie, ne vous tourmentez plus et dites tout ce dont vous
étiez plein eu venant.
L'obsession de Stavroguine soutenue par l'intervention du narrateur
.......
A mon avis ce document est l’œuvre de la maladie, l’œuvre du diable
qui s’était emparé de cet homme. Ainsi un malade souffrant de douleurs
violentes s’agite désespérément dans son lit cherchant une position qui,
ne fût-ce que pour un instant, calmera sa douleur ou, si elle ne
l’allège pas, la remplacera tout au moins par une autre, pour une minute
au moins. Et alors, il n’est évidemment plus question de savoir si ce
changement est beau ou raisonnable. Ce qui domine dans ce document,
c’est le besoin formidable, sincère de châtiment, la recherche de la
croix à porter, du châtiment public. Mais cette soif de crucifiement vit
dans un être qui n’a pas foi dans la croix. « Et cela seul déjà
représente une idée », comme s’exprima un jour Stepan Trofimovitch, à
propos d’autre chose d’ailleurs.
D’autre part, il y a dans ce document quelque chose de violent, de
provocant, un certain défi, bien qu’il ait été écrit dans un tout autre
dessein. L’auteur déclare qu’il « n’a pas pu » ne pas écrire, qu’il a
été « obligé », et cela est fort probable. Il aurait été heureux de
pouvoir écarter de lui ce calice ; mais cela lui a été vraiment
impossible, et alors il a encore profité de cette occasion pour donner
cours à sa violence. Oui, le malade s’agite dans son lit et essaye de
remplacer une souffrance par une autre. Et voilà qu’il lui semble que la
lutte contre la société lui apportera un certain soulagement et il lui
lance son défi. Le fait même d’avoir écrit ce document est un défi
inattendu, un manque de respect envers la société. Il s’agit pour
l’auteur de provoquer au plus vite un adversaire quelconque...
Et qui sait, il se peut fort que tout cela, c’est-à-dire ces
feuillets destinés à être publiés appartiennent au même ordre de faits
que la morsure à l’oreille du gouverneur ! Pourquoi cette idée me
vient-elle aujourd’hui, quand tout s’est déjà expliqué, je ne peux le
comprendre. Je n’apporte aucune preuve d’ailleurs et ne peux affirmer
que le document est faux, c’est-à-dire imaginé de toutes pièces. Le plus
vraisemblable est que la vérité est entre ces extrêmes... D’ailleurs,
je devance trop les faits ; il vaut mieux s’en référer au document même.
Voilà donc ce que lut Tikhon.
L'espoir d'un remord dans le deroulement de la confession
Je fis un rêve complètement inattendu pour moi, car jamais
jusqu’alors je n’en avais fait de tel. Il y a au musée de Dresde un
tableau de Claude Lorrain qui figure au catalogue sous le titre d’Acis et Galathée, je crois ; moi je l’appelais, je ne sais pourquoi, l’ Age d’or.
Je l’avais déjà remarqué depuis longtemps, mais je l’avais revu encore,
en passant, trois ou quatre jours auparavant. C’est ce tableau que je
vis en rêve, non comme un tableau pourtant, mais comme une réalité.
C’est un coin de l’Archipel grec : des flots bleus et caressants, des
îles et des rochers, des rivages florissants ; au loin un panorama
enchanteur, l’appel du soleil couchant... Les paroles ne peuvent décrire
cela. C’est ici que l’humanité européenne retrouve son berceau ; ici
que se déroulèrent les premières scènes de la mythologie ; ce fut son
vert paradis. Ici vécut une belle humanité. Les hommes se réveillaient
et s’endormaient heureux et innocents ; les bois retentissaient de leurs
gaies chansons ; le surplus de leurs forces abondantes s’épanchait dans
l’amour, dans la joie naïve. Le soleil versait ses rayons sur ces îles
et sur la mer, et jouissait de ses beaux enfants. Vision admirable !
Illusion splendide ! Rêve le plus impossible de tous et auquel
l’humanité a donné toutes ses forces, pour lequel elle a tout sacrifié,
au nom duquel on mourut sur la croix, on tua les prophètes, sans lequel
les peuples ne voudraient pas vivre, sans lequel ils ne voudraient même
pas mourir. Dans mon rêve il me sembla vivre tout cela ; je ne sais pas
exactement ce que je vis, mais les rochers, la mer, les rayons obliques
du soleil couchant — tout cela il me semblait encore le voir quand je
m’éveillai et ouvris les yeux, pour la première fois de ma vie,
littéralement trempés de larmes. La sensation d’un bonheur encore
inconnu me traversa le cœur ; j’en eus même mal. C’était déjà le soir ; à
travers la fenêtre de ma petite chambre, à travers la verdure des
fleurs qui garnissaient la fenêtre, le soleil couchant dardait un
faisceau oblique d’ardents rayons et me baignait de lumière. Je refermai
rapidement les yeux, comme pour essayer d’évoquer encore une fois le
rêve disparu, mais soudain je distinguai, au milieu d’une lumière vive,
très vive, une sorte d’image et tout à coup je vis très distinctement la
petite araignée rouge. Je la reconnus, immédiatement, telle que je
l’avais contemplée sur la feuille de géranium tandis que le soleil
couchant déversait ses rayons obliques. Quelque chose d’aigu pénétra en
moi ; je me soulevai et m’assis sur le lit (voilà exactement comment les
choses se passèrent).
Je vis devant moi (Oh ! pas réellement ! si seulement cela avait été
une vraie hallucination !), je vis Matriocha, amaigrie,...
La prémonition de Tikhone
Stavroguine l’écouta très sérieusement.
— Vous me proposez de prononcer les vœux monastiques dans ce couvent.
— Vous n’avez pas besoin d’entrer au couvent ; il ne faut pas
prononcer de vœux ; ne soyez qu’un novice, et en secret ; vous pouvez
même continuer à vivre dans le monde.
— Laissez, père Tikhon, interrompit Stavroguine avec une expression de répugnance. Il se leva ; Tikhon aussi.
— Qu’avez-vous, s’écria-t-il tout à coup, fixant presque avec terreur
Tikhon. Celui-ci était debout devant lui, les bras tendus en avant ;
une convulsion rapide contracta son visage horrifié.
— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? répétait Stavroguine s’élançant vers
lui pour le soutenir. Il lui sembla que le prêtre allait tomber.
— Je vois... je vois clairement, s’écria Tikhon d’une voix pénétrante
et qui exprimait une souffrance intense,. je vois que jamais,
malheureux jeune homme, vous n’avez. été aussi près d’un nouveau crime,
encore plus atroce que l’autre.
— Calmez-vous, insista Stavroguine très inquiet pour Tikhon. Il se
peut que je remette finalement tout à plus tard ; vous avez raison.
— Non, non pas après la publication, mais avant cela, un jour avant,
une heure avant cette action admirable, vous chercherez une issue dans
un nouveau crime et vous ne l’accomplirez que pour éviter la publication
de ces feuillets.
Stavroguine trembla de colère et aussi de peur.
— Maudit psychologue, s’écria-t-il pris de rage, et sans se retourner il quitta la chambre.
FIN
« Que serait un monde sans la musique ? », disait un certain… « Que serait un monde sans images, sans couleurs, sans les mots ? Que serait l’homme sans émotions ? Son cœur est un luth suspendu ; sitôt qu’on le touche, il résonne. » – de Béranger
mercredi 28 mai 2014
Dostoievski : La confession de Stavroguine
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