dimanche 18 septembre 2016

Encore une fois sur le fleuve de Jacques Prevert (III)



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A ces  mots  l'enthousiasme  est   unanime
et  la tenue  de  soirée  est  de  rigueur
et   le   grand  édifice judiciaire  s'embrase d'un  magnanime  feu  d'artifice
et   il  y a  beaucoup  de  monde  aux drapeaux
et  les balcons   volent  dans le  vent
et  le  grand  orchestre francophilarmonique des gardiens de  la   paix
rivalise  d'ardeur et  de  virtuosité avec le  grand   bourdon de  Notre-Dame des Lavabos de  la   Buvette du  Palais
Et  la  Misère ahurie abrutie  résignée
entourée  de  tous ses  avocats d'office
et  de  tous ses  indicateurs de   police
est  acquittée à  l'unanimité plus  une  voix
celle  de  la conscience  tranquille et  de  l'opinion  publique  réunies
Et  solennellement triomphalement reconnue  d'utilité  publique
elle  est  immédiatement
libéralement légalement  et  fraternellement
rejetée  sur  le  pavé
avec de  grands  coups de pieds dans  le  ventre
et  de  bons  coups de poing   sur  le  nez
Alors  elle  se  relève péniblement
excitant la douce hilarité  de  la  foule
qui  la prend pour  une  vieille  femme  saoule
et se dirige  en titubant aveuglément
vers le  calme
vers la paix
vers le  lieu  d'asile
vers la   Seine
vers les  quais

Tiens  te voilà  qu'es  belle  et qui  m'plais

Et  la misère  tressaille  dans  sa vieille robe
couverte  d'ordures ménagères
en  entendant  cette  voix de  porcelaine  brisée
et  elle  reconnaît Charlot  le  Téméraire
dit  la Fuite  du  Perd son  temps
un de ses  plus  vieux amis un de  ses plus fidèles amants
et  elle   se  laisse  tomber sur  la  pierre
près de  lui  en  sanglotant
Si tu savais  dit-elle
Je  sais
dit le  laveur  de chiens
Et  ce que je ne  sais  pas je le  devine et  ce  que  je ne  devine pas
je  l'invente
Et  ce que j'invente je  l’oublie
Alors fais comme moi  ma  jolie
regarde  couler  la   Seine et  raconte  pas ta vie
Ou bien  alors
parle  seulement  des choses heureuses
des  chose   merveilleuses  rêvées  et  arrivées
Enfin  je  veux dire  des choses qui  valent   la peine
mais  pour la peine   pas  la  peine  d'en  parler
Tout en  parlant il  trempe  dans la rivière
un vieux  mouchoir  aux  carreaux déchirés
et  il  efface  sur le  visage  de  la   Misère
les  pauvres  traces  de  sang coagulé
et elle  oublie un instant  sa  détresse
en  écoutant sa voix éraillée  et   usée
qui  tendrement lui  parle  de  sa  jeunesse
et  de  sa beauté

Rappelle-toi je  t'appelais Miraculeuse
parce que  tu  habitais au sixième
sur  la cour  des Miracles
près du  lit   il  y avait  des  jacinthes  bleues
et  jamais  je  n'ai   oublié
une seule  boucle  de  tes cheveux
Rappelle-toi  je  t'appelais Frileuse
quand  tu  avais  froid
et  je  t’appelais  Fragile
en  me  couchant  sur toi
Rappelle-toi  la  première  nuit
la première fois
les nuages  noirs de  Billancourt
rôdaient  au-dessus des usines
et  derrière  eux
Les derniers Feux  du  Point  du  Jour
jetaient  sur le  fleuve
de  pauvres  lueurs  sanglantes et  rouges
C'était  l'hiver
et tu  tremblais comme  ces pauvres  lueurs
mais dans  le  velours vert  de  tes  yeux
flambaient  les  dix  sept   printemps de  l'amour
Et  je n'osais  pas encore  te  toucher
simplement  je  regardais
 le  souffle  de  ton   joli corps
qui  dansait  devant  ta bouche
Rappelle -toi  comme  nous  avons  marché doucement
sur  le   Pont  de  Grenelle
sans rien  dire
Et  n'oublie pas  non  plus l' île des  Cygnes
ma belle
avec ses  inquiétants  clapotis
ni  la  statue  de la  Liberté
surgissant  des brouillards du  fleuve
qui  drapaient  autour  d'elle   un  triste  voile  de  veuve
Rappelle-toi  les  clameurs du   Vel'd'Hiv
n'oublie  pas la grande   voix de  la foule  dispersée  par  le  vent
Et  le   pont Alexandre
avec  ses femmes  nues
et  leurs grands  chevaux d'or
immobiles cabrés et  aveuglés
par  les phares   du  Salon  de  l' Automobile
les feux tournants du  Grand  palais
Et  de  l'autre  côté
les Invalides gelés
braquant  leurs canons  morts
sur  l'esplanade  déserte
Et comme  nous sommes restés longtemps
serrés l'un contre l'autre
tout  près du  Pont  de   la  Concorde
Rappelle-toi
nous écoutions ensemble
résonner  dans  la  nuit
le doux souvenir  des  marteaux de  l'été
quand  l'été matinal
se  hâte  d'assembler  les charpentes flottantes
du décor  oriental  des Grands Bains  Deligny


Rappelle-toi
nous  évoquions ensemble
le  fou rire  des  filles
franchissant la  passerelle le  maillot   à  la  main
et  les  ogres obèses sortant  des  ministères  à   midi
et qui   tentent  désespérément d'apercevoir
entre les  toiles  flottantes verticalement  tendues
un  peu  de  chair  fraîche
et  nue

Nue

Et ma  main   a serré  davantage  ton  bras
Rappelle-toi
Je me  rappelle
dit la  Misère
Deux heures sonnaient
à  la grande  Horloge  de la  gare  d’Orsay
et  quand tu m'as  entraînée  vers la berge
il n'y avait  pas  d'autres  lumière
que celle  d'un  bec  de  gaz abandonné
devant le   Palais  de la  Légion  d'Honneur
Mais le  sang  pâle  et  ruisselant
du  dernier  quartier  de la  lune
blessée  par  un trop  rude   hiver
éclaboussait  le   paysage  désert
où  se  dressaient
ensoleillées  dans la clarté  lunaire
d'immenses  pyramides de  sable
et  de  pierres
Tu te  rappelles  comme  si  c'était  hier
dit  le  vieux  réfractaire
et  même  que  tu  as  dit  en souriant
Comme  c'est  beau
on se  croirait  en   Egypte maintenant
et  c'est  vrai
que  c'était  beau   ma   belle
beaucoup  trop  beau  pour ne pas   être  vrai
Et  c'était  vraiment   l'  Egypte
et  c'était  aussi  vraiment
  les  eaux calmes et  chaudes du  Nil
qui  roulaient  silencieusement  entre  les  rives  de la  Seine

Et  le  sang  ardent  de  l'amour
coulait  dans nos veines

Rappelle-toi
Tu  étais  couchée sur   un  sac  de  ciment
dans  un  coin   à  l'abri   du  vent
et  quand j'ai  posé  ma main glacée
sur la douce  chaleur  de  ton  cœur
ton  jeune  sein  soudain s'est  dressé
comme une  éclatante  fleur
au  milieu  des  jardins  secrets
de  ton jeune  corps couché
caché
Et  n'oublie pas  la plus belle  étoile   ma belle
celle  que  tu  sais
N'oublie pas  l'astre  de  ceux qui  s'aiment
l'astre  de l'instant  même  de l'éternité
l'étourdissante  étoile  du  plaisir  partagé

Qui  pourrait   l'oublier

Et  la  Misère
souriante  et   presque  consolée
regarde la  lumière  qui  baigne   la cité
Près d'elle
un vieux chien  mouillé  tressaille
en  entendant le  cri  d'un  remorqueur
saluant  encore une  fois  la  fin  d'un nouveau  jour
Et  là-haut
dans le  doux fracas de la vie  coutumière
la Samar  et la  Belle  jardinière
descendent en  grinçant  des  dents
leurs  lourds  rideaux de  fer
Sur l quai  de la  mégisserie
les  petits  patrons  des  oiselleries
parquent  déjà  dans  leur  arrière - boutique
les  perruches les rats  blancs   les  poissons  exotiques
mais avant  de  rentrer  dans  l'ombre   horrible
un pauvre  singe  bleu
jette un dernier  et  douloureux regard
sur le  Pont  des  Arts
où se  promène
un grand  lion  rouge  furieux
Ce  grand  lion  rouge
c'est le  Soleil
qui  traine  encore un  peu  avant  de  s'en  aller
Tout à  l'heure   les flics de  la  Nuit
à grands coups de   pèlerine
vont  venir  le  chasser
Et  c'est  pour  cela qu'il  fait  la gueule
et  qu'il  n'est pas  content
et qu'il secoue  en  rugissant
sa grande  crinière  crépusculaire
sur  les  passants
Et  les  passants  se  fâchent  tout  rouge
et  clignent  des yeux
Alors le  grand  lion  rouge  se  marre
et  il se  fout  d'eux
et il caresse  en  s'en  allant
de  sa grande patte rousse
nonchalamment
les reins et  les fesses  d'une   femme
qui  s'arrête  brusquement
songeant   à  son  amant
et  regarde  la  Seine  en  frissonnant  .



2 commentaires:

  1. Dieu, que ce poème est beau !
    Merci, Monsieur Prévert ... je vous salue bien bas !

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  2. Merci pour lui ma Sunny . J'ai encore quelques photos à ajouter pour les parties I et II et ce seront encore surement des souvenirs de notre si belle balade à Paris !

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