jeudi 2 février 2012

Wislawa Szymborska



LES AVEUGLES


Un poète lit ses poèmes à des aveugles.
Il ne pensait pas que ce serait si difficile. 
Sa voix se trouble.
Ses mains tremblent.

Il ressent comment chaque phrase
est soumise à l’épreuve des ténèbres.
Le poème doit se débrouiller tout seul,
sans lumières, sans couleurs.

Dangereuse expérience pour les étoiles du poème,
l’aube, l’arc-en-ciel, l’inconsistance des nuages,
la lumière des néons, le clair de lune
le scintillement argenté du poisson dans l’eau.
le vol silencieux de l’aigle dans ses hauteurs. 

Le poète lit - il est trop tard pour ne pas lire -
un enfant au pull jaune dans une prairie verte,
les innombrales toits rouges au fond de la vallée
le tourbillon des numéros sur le maillot des joueurs 
une femme infiniment nue par la fente d’un porte.

Il voudrait bien taire - mais c’est impossible -
la saints alignés sur le porche de la cathédrale,
les gestes d’adieu échangés par la fenêtre d’un train,
les verres du microscope, le chatoiement d’une bague
le cinéma, les miroirs, les portraits dans l’album.

Mais les aveugles ont beaucoup de gentillesse,
de tact et d’indulgence.
Ils écoutent, sourient, et applaudissent.

Il y en a même un qui vient trouver le poète 
une livre à la main ouvert à l’envers 
pour lui demander un autographe invisible.


CONVERSATION AVEC LA PIERRE 


Je frappe à la porte de la pierre
”C’est moi, laisse-moi entrer.
je viens te voir, te visiter 
sentir ton souffle”

”Va-t-en, dit la pierre
Je suis fermée à clé.
Même brisée en morceaux
nous resterons toujours fermés,
même réduite en sable
nous ne laisserons entrer personne.”

Je frappe à la porte de la pierre.
”C’est moi, laisse-moi entrer.
Je viens par simple curiosité
et la vie est l’unique occasion.
Je voudrais seulement me promener dans ton palais 
avant d’aller visiter la feuille et la goutte d’eau. 
Je n’ai pas beaucoup de temps 
car je n’ai qu’une vie.

- Je suis faite de pierre, dit la pierre.
Je dois rester sérieuse. Va-t-en, 
tu vois bien que je n’ai pas les muscles du rire.

Je frappe à la porte de la pierre 
- C’est moi, laisse-moi entrer.
On dit qu’il y a chez toi des grandes salles vides
majestueuses et sans bruit de pas
que personne n’a jamais vu.
Avoue que tu ne les connais pas toi-même.

-De grandes salles vides c’est vrai
mais il n’y a pas de place, dit la pierre. 
Belles, peut-être 
mais pas d’une beauté perceptible à tes sens.
Tu peux me savoir, mais jamais me connaître.
Tu me vois en apparence mais pas dans mon essence
Je frappe à la porte de la pierre
- C’est moi, laisse-moi entrer.
Je te promets de ne pas m’éterniser pas chez toi
ni prendre refuge 
Je ne suis pas malheureuse et j’ai un domicile.
Et puis le monde vaut la peine qu’on y retourne.
J’entrerai chez toi et ressortirai les mains vides
sans toucher à rien.

Comme preuve de ma visite
j’écrirai seulement quelques mots 
et d’ailleurs personne ne me croira.

- Tu n’entreras pas, dit la pierre.
Tu n’as pas le sens du partage
et aucun autre sens ne peut le remplacer
pas même la clairvoyance de l’au-delà.
Tu n’entreras pas, 
tu ne connais pas le partage 
tu n’en a qu’une image lointaine.

Je frappe à la porte de la pierre
- C’est moi, laisse-moi entrer.
Je ne peux pas attendre deux mille siècles
pour venir chez toi.

- Si tu ne me crois pas, dit la pierre
demande à la feuille, elle te dira la même chose,
et la goutte d’eau te dira comme la feuille. 
Tu peux même demander à un cheveu de ta tête, si tu veux.
Tu me fais rire, tiens. D’un immense éclat de rire
comme si j’avais appris à rire.

Je frappe à la porte de la pierre
- C’est moi, laisse-moi entrer.

- Je n’ai pas de porte, dit la pierre.



LA GARE 

Ma non-arrivée dans la ville N 
s'est passée à l'heure ponctuelle 

Je te l’avais annoncé
par une lettre non envoyée.

Tu as eu tout le temps
de ne pas arriver à l'heure 

Le train est arrivé quai trois 
un flot de gens est descendu. 

La foule en sortant emporta
l’absence de ma personne

Quelques femmes s’empressèrent 
de prendre ma place dans la foule

Quelqu'un que je ne connaissais pas
courut vers une d'entre elles 
qui la reconnut immédiatement.

Ils échangèrent un baiser 
qui n’était pas pour nos lèvres. 
Entre temps une valise disparut 
qui n'était pas la mienne 

La gare de la ville N a passé 
son examen d’existence objective 

Tout était parfaitement en place
et chaque détail avançait
sur des rails infiniment bien tracés.

Même le rendez-vous a eu lieu. 

Mais sans notre présence. 

Au paradis perdu 
de la probabilité 

Ailleurs 
ailleurs. 
Combien résonnent ces mots. 


Il  n'est guère  facile  de  trouver  des  editions françaises   de   cette  poétesse  malgré  la  reconnaissance de  son  grand  talent par  un prix Nobel .Aussi ,j'’ai  emprunté ici ces  beaux poèmes  et  je  remercie  du partage .

Traduits du polonais par Aaron de Najran, merci à lui pour cette traduction ainsi que la 
présentation de cette poètesse polonaise qui suit ces beaux poèmes!

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