dimanche 8 janvier 2012

Visite à Godenholm de Ernst Jünger


Ernst JÜNGER


(1895-1998)



Visite à  Godenholm



La mer était si paisiblement lisse qu’à peine ourlait-elle les falaises d’un friselis d’écume. Des oiseaux marins reposaient par groupe sur les ondes . On eût dit que la mélancolie, la déréliction du rivage prenait au spectacle de ces rêveuses escadres une profondeur nouvelle – comme si le vide se fut noué en elles. Par instant il élevait sa voix dans le cri d’une mouette.
A chacun de ses appels perçants et plaintifs, un frisson courait sur le visage de Moltner. De longs jeûnes l’avaient émacié et sa peau bronzée par des soleils plus méridionaux avait pris maintenant une teinte verdâtre. Les oiseaux gris aux yeux rouges l’emplissaient de dégoût ; il voyait en eux des incarnations de l’élément spirituel, exsangue, dont la pureté l’effrayait d’autant plus qu’il y discernait le danger, la fatalité de son existence . Et la terre, elle aussi, semblait taillée dans la matière grise de quelque cerveau lorsqu’elle apparaissait confusément aux pâles clartés électriques de minuit.
Les criaillements des oiseaux s’achevaient par des éclats de rire railleurs et discordants. Ils semblaient annoncer une naissance solennelle – clameurs prophétiques de bêtes augurales  qui précèdent la marée des images. Ils évoquaient les douleurs de la gésine, auxquelles Moltner résistait de toute sa force – bientôt, les visions allaient monter de l’abîme.



etude  coucher   de soleil 


 {…]Cela venait peut-être de ce que la vie ici était semblable au sommeil, comme l’attestait du reste la toute présence du gris. Et pourtant, de même que le gris dissimule en lui toutes les couleurs, cette existence crépusculaire semblait envelopper comme de voiles la possibilité du violent réveil et des actions bariolées . On le sentait à la qualité du silence, lourd , souvent irritant.
En fait on vivait ici hors de l’Histoire, ou bien on y faisait irruption,. Les temps d’essaimage étaient toujours revenus, où la jeunesse prenait la mer à la suite d’un prince. Ces incursions avaient changé la face du monde , mais n’avaient que rarement abouti à des fondations durables. Tout en elles demeurait éphémère, lorsqu’on les comparait à la permanence des villes magiques. Là on thésaurisait la matière ; mais dans ce pays , on gaspillait la force , jusqu’au point où l’univers entier risquait de se transmuer en force pure, comme le voulait le modèle légendaire des incendies cosmiques.
La surface toutefois, semblait terne, protestante , mercantile. Elle suait l’ennui, comme la lecture d’un roman scandinave. Et malgré cela , l’étrangeté profonde demeurait immuable. Il suffisait d’abriter ses yeux de la main pour voir à travers le miroir gris, et l’on découvrait alors la vie foisonnante dont les fjords étaient inondés. Les hautes tourbières contenaient les archives de couleurs inconnues, attendant qu’un peintre les dévoilât . Il soufflait alentour des pics et des glaciers un vent de sournoiserie, plus fort que toutes les astuces du Midi. Seulement , toute cette contrée ressemblait à un échiquier désert ; l’ennui, la lassitude s’y attachaient comme des rideaux. C’est ainsi que la somnolence précède les songes …."

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